10 ans, et déjà sur Facebook

par Mathieu Palain
publié le 31 mai 2011 à 11h35
(mis à jour le 4 juin 2012 à 17h56)

Facebook est-il dangereux pour les enfants ? Régulièrement soulevée (est-ce une machine à attirer les pédophiles, à décupler le harcèlement scolaire, etc.), la question se repose très sérieusement depuis que Mark Zuckerberg a semblé exprimer sur CNN la possibilité d'ouvrir son réseau social aux moins de 13 ans, avant de relativiser la semaine dernière : «Ce sujet n'est pour l'instant pas en haut de la pile des dossiers à traiter. Dans le futur, il me semble que c'est une idée à creuser, mais nous ne travaillons pas là-dessus aujourd'hui.»

Pour évaluer l'effet d'une telle mesure, si elle est adoptée un jour, le plus simple reste encore d'interroger les intéressés. On a emboîté le pas à Ugo Emprin, journaliste de Mon quotidien -- petit canard qui explique l'actu aux 10-15 ans -- et organisateur d'un débat sur la question avec des CM2 de l'école Saint-Sébastien, dans le XIe arrondissement de Paris. Fils et filles de la «génération web», les 29 gamins ont beau n'avoir qu'une petite décennie au compteur, ils surfent sur la vague Internet sans complexe.

Alexis, 10 ans, affiche le regard espiègle du petit malin que la maîtresse préfère avoir au premier rang. «13 ans, c'est trop vieux ! Facebook, je vois pas en quoi c'est dangereux, on fait que discuter entre amis.» Il a ouvert son compte à la rentrée de septembre, dit faire attention à «poster juste quelques photos» sur son «wall» . Derrière lui, c'est déjà une grande forêt de bras levés. Après deux questions, les gamins se tortillent sur leur chaise, avec le regard implorant de ceux qui ne peuvent plus retenir leur parole d'expert. Alexis reprend la main, et balance : «Dans la classe d'à côté, y en a un de 8 ans qui est inscrit sur Facebook !» «Moi j'en connais un qui a 7 ans» , renchérit Wilson. Pas peu fier, il se revendique en inconditionnel, et avoue consacrer au moins une heure de sa journée au réseau social. «Pour l'instant, j'ai 218 amis» , se vante-t-il. Son pote Paul, un rang derrière, lui saute dessus : «Mais arrête, c'est pas possible que tu les connaisses tous.

_ - Si !

_ - Allez, si j’te prends n’importe lequel au hasard j’suis sûr que tu le connais pas.»

À les écouter sur l'utilité de Facebook, on a du mal à comprendre pourquoi ils ont balancé leur vieille PlayStation à la poubelle. Alexis toujours : «Bah on peut tchater avec ses amis ! Moi, j'me connecte juste cinq minutes pour vérifier mes notifications et si je vois des amis intéressants, sinon j'me déconnecte direct.» La maîtresse, Geneviève Dejean : «Ah, parce que tu as des amis pas intéressants ?» «Bah oui, tous ceux à qui j'ai rien à dire !»

Vie et mort de l'identité virtuelle, on ne la fait pas comme ça aux CM2 de la rue Saint-Sébastien. «C'est pas possible de quitter vraiment Facebook , explique Paul. Une fois que tu as créé ton compte, tu peux plus le supprimer. [1] Au mieux, tu le désactives, les autres ne peuvent plus y accéder, mais Facebook garde toutes tes informations en mémoire.» Au premier rang, un jeune révolté reçoit l'autorisation de parler après avoir battu le record de doigt levé. «De toute façon, ça ne sert à rien d'interdire, puisque tout le monde ment sur son âge et que personne ne vérifie jamais. En fait, c'est comme pour les films marqués "-12 ans" à la télé. Moi, je pense qu'à partir de 7 ans, c'est fini, t'es plus choqué.» Pour l'heure, ce petit brun remballe sa colère et s'en tient à l'interdiction parentale. Il ne désespère pas qu'on lui lâche la bride au moment de passer en 6e, mais refuse de tricher sur son âge. «Le problème, c'est que ma mère y est, sur Facebook, alors si je m'inscris sans son autorisation, elle va me découvrir direct.» Pas cool de croiser ses vieux sur le réseau. «Quand j'aurai le droit, je la demanderai pas en amie, j'ai pas envie qu'elle mette son nez dans mes affaires, lise tout ce que je dis à mes amis et tout.»

Des 29 petits monstres qui s'agitent dans la classe, 10 seulement ont créé leur double virtuel. Les autres trépignent d'impatience. À l'exception de Blue, qui jure qu'elle «n'ira jamais sur Facebook de toute [sa] vie» . Pour s'épancher, elle préfère son blog, où elle se raconte dissimulée derrière un pseudo : «C'est moins risqué parce que les autres peuvent juste poster des commentaires, il n'y a pas de demandes d'ami de gens que tu ne connais pas forcément, donc pas de risque qu'ils récupèrent ton adresse et qu'ils viennent t'embêter chez toi…» Un point pour Blue, qui en une phrase a convaincu toute sa classe. Le voilà le risque, ces «faux amis» qui se servent de Facebook pour choper l'adresse ou le numéro de téléphone des enfants, profitant du jeu de popularité scolaire, sorte de course à qui aura le plus d'amis.

De fait, dans cette quête effrénée à la new friend request , les plus jeunes peuvent se laisser tenter par la demande d'un parfait inconnu. «C'est surtout les garçons qui font ça pour frimer» , nuance une petite brune. Inscrite depuis mars -- 44 amis --, elle reproche aux «gens qui ont créé Facebook» de ne pas penser suffisamment aux enfants. «Quand on s'inscrit, il y a plein de choses qu'on ne sait pas : les réglages pour se protéger, pour que nos informations ne soient pas visibles par tout le monde… Ils nous laissent seuls. Moi, heureusement que ma grande sœur m'a aidée, sans ça je me serais totalement perdue.» Débrouillards mais lucides, la troupe de préados n'hésite pas avouer son irresponsabilité. «On reste petits, aussi bien à 7 qu'à 14 ans , note Alice. Les parents doivent faire attention, pas forcément nous surveiller, mais au moins vérifier que tout va bien derrière l'écran.»

Dans le lot, il y a aussi les bons élèves -- ou les fayots, c'est selon -- qui voient en Facebook «un truc qui nuit à l'orthographe» et qui rend accro «parce que les gens, après, ils deviennent des "no life", oublient leurs devoirs et restent scotchés à l'ordi 24 sur 24» . Léa cite sa cousine en exemple, qui «cache son ordi portable sous son lit et passe ses nuits sur Facebook» . Son voisin, 10 ans «mais bientôt 11 en août» , enchaîne : «Moi, je l'utilise surtout pour savoir les devoirs quand j'ai oublié de les noter.» À écouter le zèle de ses petits protégés, la maîtresse ne peut étouffer un rire. Dans ce joyeux bordel organisé où chacun tente de s'imposer, au premier rang, Rafaeli écoute, calme, sans esquisser le début d'un bras levé. Puis, dans un mouvement de tête, agite sa tignasse rousse et se décide à parler : «Un ami de papa, il était inscrit sur Facebook, et dessus, il a trouvé des photos de sa femme qu'elle ne voulait pas montrer. Eh ben après, ça a fait pas mal de problèmes.» 10 ans, au courant mais innocents. Ouf, ils restent des enfants.

[1] Il est en réalité possible de supprimer définitivement son compte, mais le bouton est très bien caché sur Facebook. Voici un lien direct vers la page de demande de suppression de compte .

Paru dans Libération du 30 mai 2011

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