3615 met le Ulla

par Isabelle Hanne
publié le 2 juillet 2012 à 10h01
(mis à jour le 2 juillet 2012 à 10h03)

D'abord allumer le Minitel, puis décrocher le téléphone, et taper 3615. Code ? «Ulla». En gros pixels, s'affichent les contours d'une femme nue, de profil et cambrée. «Pour vous présenter, tapez votre prénom ou un pseudo sympa, 4 à 31 caractères.» ISABELLE. «Votre numéro de département.» 75 ENVOI (la grosse touche verte). Sur le petit écran, les choix s'affichent ligne par ligne. «Horoscopes» , «envoi de SMS par Minitel» , «annonces rencontres» . On choisit «Dialoguez en direct, entre connecté(e)s.» L'écran balaye la liste, de gauche à droite : seize profils par page, pour 19 pages. Mais qui sont ces 300 utilisateurs encore connectés sur le 3615 Ulla, soixante-douze heures avant la disparition du Minitel (lire ci-dessous) ?

Illico, notre profil plaît. «Bonsoir, comment vas-tu ?» s'enquiert «Truc» du 94. «BONSOIR JE SUIS JOURNALISTE À LIBÉRATION ET JE CHERCHE DES TÉMOIGNAGES D'UTILISATEURS DU MINITEL JUSTE AVANT SA DISPARITION» -- nous n'avons pas trouvé la parade pour écrire en minuscules. Et ce texte, on va devoir le taper 30, 40 fois : le copier-coller n'existe pas sur Minitel -- ou alors nous ne l'avons pas trouvé. Et taper sur un clavier de Minitel demande beaucoup plus de muscles qu'un clavier d'ordinateur. Les touches sont plus dures et sonnent comme du bois creux qui s'entrechoque. Mais comment faisaient-ils, ces accros du Minitel rose, pour y passer la nuit sans réveiller bobonne ? Seul élément familier : le Minitel a un clavier «azerty».

En haut de l'écran, Ulla nous informe que «Truc» a répondu: «Pourquoi pas… M'enfin le Minitel est terminé depuis quelque temps déjà.» Malaise. Douche froide. «MAIS COMMENT AVEZ-VOUS ATTERRI ICI ?» demande-t-on, naïve. «Je passe par un site web» . On a mis le temps mais on a pigé : il existe une passerelle entre 3615 Ulla et Ulla.com , sa version internet, qui fonctionne par abonnement. Même mésaventure avec «Bobiker», du 75 : «Tu plaisantes ou quoi ? Même ma grand-mère a un ordinateur. Des utilisateurs du Minitel, faudrait les chercher au fin fond de l'Ardèche en zone rurale. Tu ne trouveras pas sur Paris et RP [région parisienne ?, ndlr], essaie sur les départements de province.» On décide de suivre les conseils de «Bobiker». Haute-Savoie, Loire-Atlantique, Creuse, tout y passe, même «Vicieux du 85» (Vendée) ne nous fait pas peur. On accoste toujours avec la même phrase, à laquelle on a ajouté «UTILISEZ-VOUS LE SITE D'ULLA OU SON 3615 ?» Mais malgré notre acharnement, ce soir-là, pas l'ombre d'un minitéliste. Ils sont tous internautes, et les réponses vont de «désolé, je n'aime pas beaucoup Libé, bonne soirée à vous» , à «le Minitel ça n'existe pas» , en passant par «bonsoir tu es trav ou trans ?» ou bien «je suis Mike parisien coquin et joueur, quelles sont tes envies ?» voire «pourquoi écrivez-vous en capitales ? Sur Internet, ça veut dire qu'on parle fort» .

Il y a tout de même «Lancelot», qui nous répond bien gentiment : «Oh la, je suis un vieil accro du site, j'ai connu ce site il y a bien vingt ans, sur Minitel, puis dès le début d'Internet, j'utilisais un petit émulateur de Minitel VTX Plug avant de passer par le Web directement.» On enchaîne, journaliste : «MERCI POUR VOTRE REPONSE ! ÊTES-VOUS NOSTALGIQUE DU MINITEL ?» «Le Minitel était sympa par son interface, mais le clavier, au secours !» «Toutavou» du 69, est lui aussi, évidemment, sur Internet, «heureusement d'ailleurs, le Minitel c'était un gouffre ! Mais j'y ai rencontré ma première compagne. Salut à vous.» À propos de gouffre : à 0,28 centime d'euro la minute, pendant trois heures… Ça fait 50 euros l'échec.

Pourtant, chez AGL, l'éditeur d'Ulla, on assure qu'ils étaient encore 10000 à se connecter via la petite boîte marron en mai, pour 21000 connexions cumulées, et 4000 heures en tout. «En 2011, l'activité Minitel a représenté 6% de notre chiffre d'affaires, soit 650000 euros» , affirme Nadège Onderka, directrice marketing d'AGL. Ulla est même le «fer de lance» de leur activité Minitel (les autres services, comme 3617 Verif, ont des connexions «anecdotiques» ). Rien à voir, bien sûr, avec l'âge d'or de la période 1995-2000 : par mois, 2 millions de connexions au 3615 Ulla pour 300000 heures de connexions.

Les derniers utilisateurs sont «des hommes plutôt matures, qui ont vieilli avec le Minitel» , avance Nadège Onderka. On n'a croisé aucun représentant de ces vétérans de la télématique, mais tout le monde répond poliment -- «Non hélas» , «Désolé, bien qu'en retard, j'ai franchi ce cap. LOL» . Lueur d'espoir avec «militaire du 54», mais il assure qu'il ne s'est pas servi d'un Minitel depuis six ans. L'utilisateur d'Ulla ne fait pas de fautes, n'écrit pas en langage SMS… Et ne perd pas le nord, tel «Bobiker» : «Mais si tu es une charmante journaliste bien faite et coquine, je suis à ta disposition pour une agréable et sensuelle partie de jambes en l'air suivant tes disponibilités.» Dernier message : «Alors cette enquête ? nous relance "Yacyca1". Rires !!! C'est de l'archéologie!! Plus du journalisme à ce stade !»

Décès prononcé samedi, à 23 h 59

La mort du Minitel est programmée demain. À 23 h 59 précises, les ingénieurs de France Télécom vont fermer le réseau X25, support du Minitel. «À minuit, le réseau Teletel sera techniquement fermé , explique-t-on à France Télécom. C'est-à-dire que tous les services minitel qui n'auront pas encore été résiliés par les fournisseurs seront tout simplement déconnectés du réseau.» À partir de là, plus possible de consulter des services. Un message devrait s'afficher sur les petits écrans : «L'offre minitel est fermée depuis le 30-06-2012.»

Début 2012, le Minitel comptait encore 420000 utilisateurs (au moins une connexion dans l'année). En tête des usages, les services pratiques (37%), puis les services bancaires (23%). Les services ludiques sont derniers (13%). Toujours selon France Télécom, le chiffre d'affaires global brut du Minitel s'élevait à «quelques dizaines de millions d'euros en 2011» -- contre l'équivalent d'un milliard d'euros par an au milieu des années 90, à l'apogée du Minitel. Il n'a cessé de décliner depuis la fin des années 90. En 2011, on a compté 1,5 million d'heures de connexion sur l'année. A son âge d'or, le Minitel générait 90 millions d'heures de connexions par an.

Paru dans Libération du 28 juin 2012

Pour aller plus loin :

Benjamin Thierry, chercheur en histoire des interfaces homme-machine et co-auteur du livre La mort du Minitel , était en juin l'invité du podcast d'Ecrans.fr .

Et aussi

- «DNA» : en selle, Gretel

- Et la presse se mit sur son 3615

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