A la série comme à la ville

par Bertrand Pleven
publié le 15 octobre 2012 à 12h20
(mis à jour le 15 octobre 2012 à 15h49)

Le sergent Brody, marine de retour au pays après huit ans de détention dans les geôles irakiennes, fait son jogging à Washington. Il s'arrête et fixe un point hors champ. La caméra tourne à 360 degrés et nous fait découvrir la façade du Capitole. Est-il un héros national ou un traître à la solde d'Al-Qaeda ? C'est spatialement, dans la distance de ce corps au lieu emblématique, que la série pose magistralement l'intrigue. Hier, A la Maison Blanche, 24 Heures chrono , aujourd'hui Homeland , dont on vient de décrire les derniers instants du premier épisode : les séries télévisées semblent opérer l'Amérique à cœur ouvert en diffusant à la face du monde les angoisses et les fantasmes d'une société sur la défensive.

Elles sont capables de transformer des failles sociétales en objets de désir globalisé et de souvent toucher à l'universel à partir d'univers fictionnels soigneusement ancrés et introspectifs. Ainsi, nombreux sont ceux qui y ont relevé l'annonce de l'élection d'Obama. On pourrait alors s'interroger sur les prédictions de ces écrans de cristal, mais soyons plus terre à terre : les séries américaines font figure de fascinante scène politique par leur traitement de l'espace. Des Soprano à Breaking Bad , elles continuent de remuer à grands coups de bêche les beaux jardins des ghettos dorés de Wisteria Lane ou d'Agrestic ( Weeds ) et les pelouses pelées des ghettos rouillés des villes désindustrialisées. Forcément partielles et partiales, les séries parviennent à couvrir un pays aux distances imposantes : elles médiatisent un paysage national pluriel et font le lien entre un Californien et un New-Yorkais. De quoi discute-t-on dans les nœuds aéroportuaires ou dans les stations de bus, rares lieux où se donne à voir une synthèse de l'Amérique ? J'ai tendu l'oreille : on y parle de sports, certes, mais aussi de ces shows télévisés qui font et défont le pays.

La ville de Baltimore, dans The Wire - DR

Si certaines séries éclairent sous un jour nouveau les mythes de l'Ouest et interrogent son incomplète entrée en «civilisation» ( The Middle , Sons of Anarchy ), leur terrain de jeu est surtout citadin. Elles semblent proposer une forme narrative remarquablement adaptée pour rendre compte de l'étalement urbain, mais aussi de la fragmentation sociospatiale qui marquent les métropoles américaines.

La série The Wire en est sûrement l'illustration la plus remarquable. Elle progresse en effet, saison après saison, sur le mode de l'expansion spatiale intégrant tour à tour le port, les hauts lieux du pouvoir, l'école, la rédaction du Baltimore Sun comme autant de pièces d'un puzzle qui dévoilent les logiques de filières et de réseaux que les policiers tentent difficilement d'enregistrer. Ce procédé fait écho au projet de la série de rendre visibles et audibles les mécaniques aboutissant à la fabrique urbaine des inégalités. Par leurs récurrences, les séries questionnent en fait l'habitabilité des métropoles et invitent à la modélisation.

Le quartier résidentiel de Dexter - DR

Les espaces centraux restent très présents dans l'imagerie d'un certain nombre de séries. Même si du Manhattan de Sex and the City , la série Girls s'éloigne subtilement vers Brooklyn, l'intrigue est comparable : quadras ou jeunes adultes, comment vivre au féminin dans la «jungle» matérialisée par les paysages du pouvoir ? Ici, c'est l'individu, souvent confronté à la solitude, qui se mesure au cœur symbolique des villes. Plus généralement, la monumentalité de la ville verticale est le support de questionnement des piliers de la démocratie américaine : la rectitude des tours et l'apparente transparence des façades de verre contrastent avec les compromissions du maire qui considère Chicago comme son «royaume» dans Boss , ou avec l'amoralité de la puissante avocate new-yorkaise à laquelle Glenn Close prête ses traits dans Damages .

Le péricentre et ses ghettos offrent des terrains de choix pour les séries vulgarisant de manière plus ou moins radicale les questions de justice sociospatiale. Les street corners de Baltimore ( The Wire ), les rues de La Nouvelle-Orléans de Treme , ou encore les parkings et les entrepôts de South Central ( The Shield ) sont autant d'espaces de visibilité pour des groupes et les lieux d'une Amérique restée en marge du rêve américain. Dans les pas des cinéastes comme Lynch, Burton et Clark, les séries s'inscrivant dans les lotissements suburbains représentent quant à elles, assez unanimement, l'effondrement des rêves d'abondance des familles des classes moyennes américaines. Weeds , Breaking Bad ou Mad Men amènent des personnages à habiter un cadre de vie devenu inhabitable (1). Du centre à la périphérie, ces représentations prennent prise sur la ville réelle et y projettent de puissants schèmes de pensée pour peut-être en retour s'immiscer dans l'imaginaire des électeurs.

Le quartier de Tremé, à La Nouvelle-Orleans, décor de la série du même nom. Photo Infrogmation, CC BY

On peut alors jouer à se faire peur et annoncer un retour de bâton conservateur en observant le tournant moralisateur des dernières saisons de Desperate Housewives , en questionnant l'amollissement du discours d'une série comme Treme , ou en pointant la puissante réactivation de la psychose du danger intérieur dans Homeland . Mais l'analyse pourrait être facilement retournée tant la transition entre les séries de l'ère Bush et celles de l'ère Obama semble poreuse. Polysémiques, elles apparaissent plutôt comme des montages entre le temps court des questions sociales et le temps long de représentations urbaines à portée métaphysique. En cela, elles font œuvre politique. Par jeu de miroir, elles nous renvoient aux spatialités construites par les séries hexagonales, et notamment la quasi-invisibilité fictionnelle de nos banlieues pavillonnaires, alors que leur place même dans les préoccupations des politiques a émergé durant la campagne de la présidentielle. Le roman les Lisières , d'Olivier Adam, ou encore le film Dans la maison , de François Ozon, préparent sûrement à la mise en série des franges urbaines, et signalent peut-être une nouvelle place dans l'imaginaire collectif. Mais c'est là une autre histoire.

(1) Lire «Subversive Suburbia», article coordonné par Gérald Billard et Arnaud Brennetot, dans la revue en ligne « TV Series ».

Paru dans Libération du 12 octobre 2012

Bertrand Pleven est chercheur au Laboratoire géographies-cités de l'université Paris I Panthéon Sorbonne.

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