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Le film de cul de papa est mort, ou presque. Avec l'essor du Net, l'industrie du X doit faire face à l'explosion d'un marché de microniches où règnent des pratiques ultrapersonnalisées.
par Philippe Azoury et Emmanuelle RICHARD
publié le 8 juillet 2006 à 21h52

A Los Angeles

Si une vie sans sexe est proprement inenvisageable, il serait amusant de se demander quel goût aurait l'industrie des écrans sans le porno. L'internaute qui, le premier jour de son installation Internet, n'a pas tapé sexe, nous ne l'avons toujours pas rencontré. Le porno a beau continuer d'être honteux comme une maladie, aucune technologie ni aucun média apparu en trente ans n'a toutefois su se passer de lui. Durant cette période, il a été de tous les bons coups : le magnétoscope, les chaînes payantes, le DVD, le Net... Il a expérimenté (beaucoup), rapporté (des masses), aidé (à peu près tout le monde), nous a changés (au passage) et s'est lui-même transformé (à la longue).

La Toile a ainsi complètement redessiné le profil du cul. Tout du moins celui de ses acteurs économiques. Depuis trois ans, les sex-shops sont chaque jour un peu plus vides, les films produits moins nombreux, et ceux publiés sont pour beaucoup des rééditions. Ce n'est pas un hasard si, depuis un an, lorsqu'on introduit un DVD Marc Dorcel dans le lecteur, le court prologue qui précède le menu est une simulation d'un film en train de se télécharger à l'écran. Grégory Dorcel, directeur général de la marque, croit visiblement plus en son site Marcdorcel.com ­ et avec lui tout ce qui entoure la vidéo à la demande ­ qu'en les officines de la rue Saint-Denis à Paris. Même chose pour John B. Root : pionnier dès 2000, avec son site Explicite, de shows (deux fois par semaine à l'époque) live sur le Net, il privilégiait alors les tournages de ses films (Ally, French Beauty, Cybérix) à son activité web. Tout au plus y trouvait-il l'occasion, lui qui avait été romancier dans sa vie d'avant, de tenir un blog passionnant. Mais l'argent de Canal + et des éditeurs venant à manquer, il a aujourd'hui réactivé Explicite, un des sites les plus professionnels de France : 20 000 visiteurs par jour, 2 500 abonnés. Dorcel ou B. Root sont pourtant des exceptions : ils viennent du porno d'avant le Web. Contrairement à la majorité des webmasters qui travaillent dans le X ­ pour la plupart des experts en informatique que personne n'avait jamais imaginés pouvant un jour nous faire bander. Pour Milukman, trentenaire, fondateur et webmaster du site beurettes-rebelles.com (500 abonnés), «il n'y a pas de connexion entre le monde du porno traditionnel et le nôtre. On ne se côtoie pas. Nous sommes venus au porno par l'Internet. Nous sommes tous informaticiens, diplômés en langues étrangères, on manie bien la machine et, un jour, on a décidé d'en faire notre biz. Et comme le cul marche bien, on s'est lancé là-dedans. Ce n'est que maintenant, sur le tard, que les éditeurs de X viennent à l'Internet. Parce qu'ils voient leurs ventes s'effondrer». De fait, le Web a méchamment tondu la laine sur le dos du cinéma X. Sur le Net, on ne voit plus un film : on consomme une scène d'une durée de quinze minutes, en fonction des préférences, resservie à la coupe. Chez les éditeurs américains, puis européens, cette dérive a provoqué une forte propension à ne plus tourner que des gonzos (des séquences sans queue ni tête, et surtout sans scénario, détachables du reste du film, qui vont à l'essentiel) plus facile à vendre ensuite aux gros sites. A terme, la mort du film de cul de papa. Le désir du consommateur monté en caprice fait désormais loi. Bienvenue dans une ère du «tout, tout de suite» dont le porno à la demande n'est que le reflet pulsionnel.

voyeurisme et moelle amatrice

Curieux retournement de situation. Jusqu'ici, l'industrie du porno avait été pionnière de toutes les évolutions de la consommation de l'image. A l'avant-garde de tous les combats qu'elle faisait régulièrement pencher en sa faveur : le porno en salle sous Giscard, l'explosion de la VHS et des vidéoclubs sous Mitterrand, le Minitel avant tout rose, le succès de Canal + largement grâce à son rendez-vous du premier samedi du mois... Même les programmes les plus populaires ont quelque chose à voir avec le porno. Car la télé ne s'est pas contentée d'en programmer, elle en a aussi beaucoup regardé. Le dispositif voyeur du Loft et son obsession de tout filmer en continu, pour ne rien rater de l'instant où ça pourrait déraper, en fait un enfant putatif du porno amateur.

Mais, pendant que la télévision pompait au porno ses meilleures idées et sa moelle amatrice, lui s'éclatait ailleurs, sur l'écran de nos ordinateurs. Logique : de la salle spécialisée à la Toile, les outils ont travaillé à l'abolition progressive de tous les intermédiaires physiques entre le consommateur et l'objet de son fantasme. Au point que la pornographie a été immédiatement identifiée comme la fille à la fois facile et naturelle du Net. L'enjeu, croyait-on, était principalement financier. Or, «sur l'Internet, le porno ne rapporte pas autant d'argent que ce que tout le monde croit. Les jeunes ne payent pas. Pourquoi le feraient-ils ? Entre le peer-to-peer et les blogs, il y a du porno gratuit à profusion», rappelle Kelly Rued, fondatrice de Black Love Interactive, une société de jeux cybersexes en contact avec les pros du porno à Los Angeles. Paniquée, l'industrie du X a vu ses ventes de DVD chuter ces derniers mois, même si, en continuant à se fonder principalement sur les locations de film, les pay-per-view dans les chambres d'hôtel et la vente en DVD, elle affirme toujours brasser 10 milliards de dollars par an (le magasine Forbes considère le chiffre, invérifiable, comme très exagéré), contre 2,5 milliards de dollars pour l'Internet.

Si la révolution X sur l'Internet n'est pas seulement économique, de quoi est-elle faite ? D'une réappropriation. Ce n'est pas seulement un changement d'acteur économique, mais aussi, via les blogs, les sites amateurs, la vague indie porn américaine proche du punk et de son esprit «do it yourself» (tel le site à succès www.suicidegirls.com), le lieu où ceux que la sexualité concerne (c'est-à-dire presque tout le monde) peuvent à la fois trouver quelque chose qui les regarde et donner quelque chose à voir.

c'est le consommateur qui a la main

Le Net a engendré sa propre vision de la sexualité, et celle-ci ne ressemble plus que de très loin aux traditionnels films de cul. La génération Internet n'a pas réinventé la sexualité, mais elle a réussi à faire imploser l'industrie du porno à force d'en étendre les frontières. La pornographie et la sexualité ne cessent de se croiser, de se confondre et de se défier sur l'Internet. La menace, pour le marché, ce sont les utopistes, les libertaires, ceux qui se donnent gratuitement. La menace pour ces utopistes du cul, c'est le marché, toujours prêt à vous récupérer, fût-ce la culotte à la main.

Fatigués de Pamela Anderson et consorts, les usagers du porno en ligne (qui continuent à fournir la majorité du trafic Internet) ont commencé à produire et à échanger du matériel original à mesure qu'ils se familiarisaient avec les outils de publications sur le Net. «Le théoricien italien du porno Sergio Messina a inventé une catégorie pour ça, le realcore, analyse Katrien Jacobs, théoricienne et activiste du sexe (lire également son interview page 22). Ce sont des gens qui échangeaient des images porno faites maison sur les groupes de discussion du réseau Usenet. En faisant tourner des images de gens plus âgés, de gros, de corps imparfaits, ils ont incité les utilisateurs du Web à participer en proposant leurs propres images.» Et depuis, rien n'est comme avant. C'est le consommateur qui a la main. Sur ce qu'il veut consommer, quitte à le fabriquer lui-même. Dans le capharnaüm du Net, beaucoup d'images relèvent de la seule fièvre exhibitionniste ­ amateurs se foutant à poil au beau milieu d'un bus, couple chaud réveillant la nature sur la plage, etc. D'autres sont plus politiques et se font la vitrine d'une nouvelle liberté sexuelle, voire d'une nouvelle sexualité. Cela va des sites militants gays, lesbiens, jusqu'aux sites futuristes, SM, tatouage, scarifications, bondage... qui mettent l'accent sur leur vision esthétique de la sexualité. Pour autant, le statut de l'amateurisme et de l'exhibitionnisme est ambigu, tant le marché s'échine à reprendre la main : la promesse d'un profit est toujours alléchante.

Dans cette époque où le porno cherche encore sa voie royale ­ à l'instar de toutes les autres industries de divertissement (disque, cinéma...) qui, après tout, connaissent les mêmes tourments ­, le business du X, petit ou grand, amateur ou professionnel, explore la moindre parcelle du désir. D'où de solides paradoxes. Telle l'inattendue résurrection de la photo de charme, que le porno crade avait achevée dans les années 80. Pour se détacher du tout-à-l'égout gonzo, les sites proposent plus de photos de modèles dénudés que de pornographie véritable. Toutes ces images ne servent pas la même cause. Il y a la pulsion exhibitionniste systématiquement présente sur le Net (les blogs ne sont que des journaux plus ou moins intimes). Et il y a le rabattage : les photos de prémisses, exécutées par des modèles pro (Katie Fay, Raven Riley, Kate Playground), qui vous aguichent sur des sites gratuits pour mieux vous emmener très vite vers des liens totalement hard, et systématiquement payants. Ces sites racoleurs pullulent dans les «Thumbnail gallery post», des portails abritant une cinquantaine de sites en moyenne, gérés en réseau et partageant leurs bénéfices. Malgré tout, ils sont la porte d'accès idéale pour dénicher chaussure à son pied parmi le flot de sites spécialisés. Bref, dans un cas comme dans l'autre, le porno sur l'Internet, c'est la niche. Les images peuvent provenir de partout (pays de l'Est, Canada, Uruguay, Belgique...) et chaque scène est répertoriée en fonction de sa spécificité. Actrices brunettes, petits seins, latinos, pratiquant l'anal, le bukkake (douche de sperme) ou le triolisme interracial... Il vous faut dans les cinq minutes l'image ou la séquence d'une beurette en culotte rouge pratiquant une fellation dans un bus à deux étages tout en fumant une Marlboro Light ? Une simple description devrait suffire à vous mettre en relation. Et la précision est infinie. Si bien que les sites pornographiques sur l'Internet ressemblent à un thesaurus des sexualités qui file le tournis : cette mise en catégories sans cesse renouvelées de fétichismes semble sortir du cerveau d'un dément. Mais non : elle répond juste à la demande d'un marché. Et le marché, c'est nous qui le définissons.

Pour autant, Milukman tempère : «Il y a deux ou trois ans, tout le monde disait : "Il faut nicher." Créer des petits sites avec des thématiques restrictives : femmes poilues, gros seins, hommes blacks, etc. En fait, il faut nicher les clients : leurs goûts certes, mais aussi leur connaissance informatique. Pouvoir aussi s'adresser a ceux qui ne sont pas trop à l'aise avec la technologie et le peer-to-peer.» Pour Old Nick, fondateur en 1998 de Orgsex.com, un site érotique annonçant 400 abonnés, «l'avenir du porno est peut-être dans le porno reality, qui n'est pas tout à fait comme l'amateur : imaginez un Loft comme celui d'Endemol, mais où les candidats peuvent baiser comme ils l'entendent» (ndlr : parce que Loana et Jean-Edouard se sont gênés, peut-être ?). Cette expérience de «direct improvisé» a été tentée en Allemagne avec trois filles, mais le programme n'a pas marché. Précision : il était diffusé sur le Web. Plus probant dans le genre «voyeurisme et documentaire», le succès récent des «solo girls», des filles seules chez elles, équipée d'une webcam, à la fois strip-teaseuses, poupées agissant à la demande et surtout sexologues sauvages, puisqu'elles ont la possibilité de dialoguer avec l'internaute en le poussant à se dévoiler. «Le très gros carton des prochains mois», prédit Milukman. Plus symptomatique encore, la création d'un bordel de nouvelle génération à Prague, où il n'est demandé au client qu'un droit d'entrée de 10 euros. Pour ce tarif dérisoire, conso incluse, il peut emmener une fille dans une des chambres bien kitsch (igloo avec statue d'ours polaire, l'arrière-plan de la Vénus de Botticelli, rien que du bon chic bon genre) et surtout truffée de webcams diffusant les images des ébats sur le site accessible par abonnement (www.bigsister.net). Les bénéfices ne se font pas sur la prostitution mais bien sur les connexions payantes des internautes.

jeux pudibonds

Existe-t-il encore un pays de cocagne du cul ? Un éden où pourrait s'inventer une néosexualité ? Le monde du jeu, comme on pourrait l'imaginer, n'est pas celui-là. Entre gamers et porno, c'est un drôle de ménage. Rien sur consoles et PC, pourtant un eldorado en croissance constante depuis vingt bonnes années. Cette pudibonderie de l'industrie s'explique principalement par son obsession mercantile à devenir un loisir de masse, donc présentable. Il aura ainsi fallu attendre le jeu Mafia pour entrevoir, dans un flou cucul la praline au possible, la première cinématique d'un couple au lit. C'était il y a trois ans ! Et quand, l'été dernier, des développeurs potaches glissent une scène de baise masquée dans l'ultraviolent GTA San Andreas, l'affaire prend aux Etats-Unis des allures de croisade. Quelques petits malins avaient décrypté le code pour dévoiler la fameuse scène «Hot Coffee», et le scandale a fini en décision de justice, interdisant le jeu aux moins de 18 ans.

Pour l'instant, la seule incursion «industrielle» du porno dans l'univers du jeu sur console est venue par la PSP. Même s'il ne s'agit pas exactement de jeu mais de l'utilisation du format vidéo exclusif de la console portable (UMD) pour diffuser des films. Fidèle à sa tradition de précurseur, le porno a été l'un des tout premiers contenus disponibles sur la console portable de Sony. Depuis, le catalogue UMD s'est étoffé de quelques centaines de films porno, mais toujours pas de vrai jeu développé par un bon studio.

Pour du vrai cul interactif, c'est encore et toujours sur le Net qu'il faut aller et nulle part ailleurs. Quelques dizaines de sites regroupent une myriade de petits jeux gratuits en animation Flash, dont le principe s'apparente à celui du Tetris ou du Solitaire, sauf que ce ne sont pas des formes géométriques qu'il s'agit d'imbriquer les unes dans les autres. Dans le lot, beaucoup de médiocrité : animations mal fichues avec stéréotypes du genre infirmières-docteurs, patrons-secrétaires. Des studios plus ambitieux ont imaginé des séries érotiques où le scénario repose sur des questions à choix multiples. Le joueur, s'il veut avoir sa scène de baise finale, doit faire les bons choix sous peine d'avoir à recommencer la scène en cours (la plus célèbre, Booty Calls, en est déjà à plus de vingt épisodes, Dirty Ernie Show ou Katie Diaries suivent).

sensualité virtuelle

Le Japon, comme d'habitude, aborde la chose avec sérieux, explorant des voies classiques (collégiennes en kilt et chaussettes montantes, aux yeux démesurées typiques des mangas érotiques hentaï) ou plus nauséabonde (viols, sadisme), jusqu'à des fantaisies plutôt surprenantes. La tendance lourde du moment ? Le coït avec des aliens dont les tentacules ont immanquablement des allures d'énormes phallus. Et comme les Japonais ne peuvent pas s'empêcher de faire de bons jeux vidéo, on trouve de petits logiciels simples et addictifs en diable, comme Sleeping Girl, où il s'agit de déshabiller puis de caresser une jeune beauté endormie jusqu'à l'orgasme sans jamais la réveiller. Ces minijeux, bons ou mauvais, sont des produits d'appel, une fois encore. Tout autour de l'écran de jeu, de multiples publicités incitent l'internaute, chauffé à blanc, à se rendre sur d'autres sites, payants cette fois, pour voir des photos et des films ou s'aventurer dans des clubs de rencontres.

Quelques rares éditeurs ont essayé d'aller un peu plus loin dans le sexe virtuel. Des sites comme 3dslut.com, virtualfem.com ou somavision, regroupés sur le portail www.adult3dsex.com, ont mis les moyens pour fabriquer des animations interactives. VirtuallyJenna, par exemple, est un site à la gloire de Jenna Jamison, star du X ici entièrement modélisée. La généreuse actrice, dans sa forme numérique, se prête à toutes sortes de caprices sexuels impliquant divers objets avec un luxe spectaculaire de détails en 3D. Mais, là aussi, l'abonnement est obligatoire.

Finalement, le paradis numérique, mental et excitant est à rechercher aux confins de continents nouveaux. Sans doute du côté des quartiers rouges de Second Life (Ecrans du 1er juillet), univers en ligne où un abonné peut pourvoir son avatar d'un vagin, d'un pénis, lui apprendre (donc réapprendre lui-même) à jouer avec son corps, à le connaître, à connaître celui d'un et/ou d'une partenaire. De son propre aveu, Phoenix Linden, tête pensante de Second Life, n'avait pas imaginé une telle frénésie sexuelle dans l'univers qu'il a créé : «Mais les gens adorent cette nouveauté. Avec leurs avatars, ils peuvent être qui ils veulent : un dragon, un renard ou une dominatrice. Il n'y a pas de formule donnée et les possibilités sont infinies.» Pour Andréa Fryer, 37 ans, artiste et mère de famille vivant en Finlande, «la chose merveilleuse dans les jeux en ligne, c'est qu'ils ne sont pas conçus pour le sexe au départ. Ça, c'est sexy. Les jeux sont comme des préludes où vous vous sentez désirée. Le sexe virtuel vous donne des plaisirs uniques que le sexe dans la vie ne peut vous offrir. Mon organe sexuel principal, c'est mon cerveau. J'ai besoin d'être stimulée là».

photos Thomas Ruff

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