Adroit dans le décor

par Hovig Ter Minassian, Thierry Joliveau, Samuel Rufat
publié le 15 octobre 2012 à 12h43
(mis à jour le 15 octobre 2012 à 12h44)

Pour son jeu Grand Theft Auto IV , la société Rockstar Games a recréé la ville imaginaire Liberty City en reconstituant l'ambiance de New York à l'aide de plus de 100000 photographies et 100 millions de dollars (77,4 millions d'euros). Certains jeux vidéo rivalisent désormais avec les budgets hollywoodiens et offrent une plongée dans des paysages à couper le souffle. D'autres, comme Minecraft , allient pixel art et plaisir régressif du Lego pour permettre à chacun de construire son propre paysage.

Grand Theft Auto IV

Mais ces paysages servent-ils à autre chose qu'à faire de belles vidéos sur YouTube pour vendre du matériel informatique toujours plus cher ? Certains jeux, comme le mythique Myst, ont misé sur la posture contemplative, mais les joueurs de Skyrim se plaignent de solitude et d'ennui dans des paysages magnifiques : ils veulent de l'action ! Le plaisir du jeu n'est pas celui de l'exploration des globes virtuels (Google Earth), des cartes ou des photos aériennes ( Geoportail.fr ). Le paysage n'est qu'un décor, une succession fonctionnelle de salles et de couloirs. Par ailleurs, tout le monde ne joue pas de la même façon : certains souhaitent sauver le monde au plus vite, d'autres maniaques explorent les moindres recoins de la carte virtuelle… Et ce n'est pas pendant une invasion extraterrestre ( Crysis 2 ) que l'on a le temps d'admirer l'architecture locale !

Minecraft

Avec l'âge et la nostalgie, les paysages de l'enfance nous reviennent dans une sensation de déjà-vu chère à Proust… Mais qu'aurait-il pensé de ces films, séries et jeux qui remplacent la madeleine et le thé, lorsqu'on visite les villes américaines ? Malgré les efforts des concepteurs et des commerciaux, les jeux comme Driver ou Assassin's Creed ne sont jamais que des copies conformes du réel. La topographie est souvent adaptée aux objectifs ludiques. Comme au cinéma, les repères touristiques, les stéréotypes et les clichés dominent. Le jeu vidéo offre une expérience concentrée des lieux originels. Les temps morts sont gommés au profit d'une impression générale ponctuée de moments forts, comme dans une expérience ex ante du processus de mémorisation d'une visite réelle. Le joueur peut alors de manière consciente ou non intégrer les codes paysagers, architecturaux ou sociaux, et les mobiliser ensuite dans la réalité. Les projets d'aménagement utilisent de plus en plus ce processus en s'appuyant sur des outils 3D toujours plus proches des jeux d'action.

Constantinople dans Assassin's Creed: Revelations

Au fond, au-delà de la qualité artistique des rendus et de la fluidité des simulations, ce qu’il faut retenir, c’est qu’il en va des jeux vidéo comme de la vraie vie. Notre rapport aux paysages est d’abord utilitariste. Nos pas nous guident et nous ne voyons plus ce qui nous est familier. Les moments de contemplation sont rares et souvent contraints. Dans les jeux, les cinématiques viennent interrompre l’action et rappellent ces trajets en bus, en voiture ou en train où l’on fixe le paysage qui défile derrière la vitre. Il faut éduquer notre regard pour y repérer les signes de la recomposition spatiale et sociale permanente de nos territoires. Et si, plus que les compétences psychomotrices, les jeux vidéo pouvaient servir à affûter notre regard paysager ?

Paru dans Libération du 12 octobre 2012

Article paru dans le Libé des géographes. Par Hovig Ter Minassian (Université de Tours), Thierry Joliveau (Université de Saint-Etienne) et Samuel Rufat (Université de Cergy-Pontoise)

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