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Ankama : nerds Pas-de-Calais

Lancé en 2001 avec quelques milliers d’euros, le studio de Roubaix créateur de «Dofus», énorme succès du jeu en ligne, compte désormais 470 salariés et se diversifie à tout va.
par Benoist Simmat
publié le 12 décembre 2012 à 13h17

Cheveux longs ou barbes pour les garçons, robes flashys ou gros pulls pour les filles, quelques piercings et capuches, cigarettes roulées, jean-basket majoritaire… Il est 12 h 30, boulevard d’Armentières, à Roubaix, devant un immense bâtiment de briques rouges comme il y en a tant ici. Nous ne sommes pas à la sortie d’un lycée, mais face à quelques dizaines des (très) jeunes 470 salariés de la société Ankama partis déjeuner. Ankama ? Une vraie success-story dans un paysage qui en a bien besoin.

Passez la lourde porte de bois de cet ancien complexe textile de 10000 m2 où, voici un siècle, des centaines d’ouvriers s’épuisaient douze heures par jour. Aujourd’hui, l’endroit est digne de la Silicon Valley : héros virtuels sur écrans plats, graphistes parcourant les allées en trottinette, dessinateurs dans tous les coins s’échinant sur des tablettes, cliquetis des claviers ayant remplacé celui des machines à tisser, ambiance studieuse mais cool… Cette fourmilière s’épanouit dans les domaines du jeu vidéo, du dessin animé, d’Internet, de la bande dessinée, des figurines, etc.

Son produit vedette, Dofus, un jeu internet «multijoueur» leader en France avec environ 35 millions de comptes francophones ouverts depuis 2004 et un business modèle canon : les premiers pas sont gratuits, mais, pour accéder à l’intégralité de ce monde addictif, il faut passer par la case péage. Les joueurs déboursent alors 5 euros pour un mois, 14,50 euros pour trois mois ou 48 euros pour un an… Et la cash machine ne s’arrête pas là : les personnages de Dofus, à mi-chemin entre comics yankee et manga japonais, sont déclinés en plusieurs «époques» (Wakfu, L’Age primitif…), sur plusieurs sites, en dessins animés, en livres, en jouets, en journaux. On est loin de la start-up : avec Ankama, on est dans l’industrie de l’entertainment.

Le label roubaisien embauche tous les mois, son chiffre d’affaires, quelques dizaines de milliers d’euros voici six ans, devrait atteindre 43 millions d’euros cette année. Résultat net ? Environ 8%. De quoi susciter bien des convoitises : un certain Disney a approché Ankama, tandis que des capitaux-risqueurs américain et coréen ont proposé tout récemment de reprendre un cinquième du capital en valorisant la société à 300 millions d’euros…

Les fondateurs d'Ankama: Emmanuel Darras, Anthony Roux et Camille Chafer (de g. à d.). Photo: Aimée Thirion pour Libération

L’architecte de cette réussite, un certain «Tot», surnom d’Anthony Roux, 35 ans, a envoyé bouler tout le monde. Le grand gaillard barbu aux yeux pleins de pixels est officiellement directeur artistique, officieusement père de Dofus et de toutes les déclinaisons maison. Disney ? «J’ai été meurtri de voir [George] Lucas vendre Star Wars à ces gens-là, mais, au moins, l’argent a été donné à une fondation», explique ce natif du Touquet, dont la motivation manifeste est d’être un créateur de monde à la Tolkien (le Seigneur des anneaux), une de ses inspirations. Comme les comics Marvel et Star Wars, justement.

L’usine a séduit des dizaines de millions d’ados avec ses donjons, ses créatures, ses inventions (un «Dofus» est un œuf de dragon procurant des pouvoirs). Pour bien comprendre comment tourne Ankama, son stratège nous emmène directement dans un bureau aéré du premier étage. Au mur, des mètres de dialogues d’un film d’animation. «Deux ans que nous sommes dessus, chaque matin on recommence», commente Olivier, voisin de bureau de Tot, et surtout coauteur de ce qui n’est autre que la version cinéma de Dofus, qui doit sortir en salle en 2015. C’est le système maison : les plus gros succès sont déclinés dans tous les formats.

Dofus, dans le langage Web, est d’abord un jeu «en ligne massivement multijoueurs» («MMO»). C’est ensuite un manga (bientôt 20 tomes dépassant le million d’exemplaires vendus), ainsi que des romans, des figurines, des jouets et mêmes des peluches. Enfin, Dofus est devenu une série de dessins animés qui seront diffusés sur France 3 au premier trimestre 2013. L’autre label à succès, Wakfu, est dupliqué de la même manière.

Ankama teste tous les domaines imaginables : l’usine possède son propre studio de musique (pour mixer les bandes-son de ses images, mais également sortir des disques) ; héberge un studio «stop motion» (les pâtes à modeler à la Wallace et Gromit) ; tente (avec moins de succès) des jeux sur console, de plateau ou même des séries de cartes à jouer (type Pokémon). Ankama possède même un pôle presse. Le «transmédia» est l’ADN de la société. Nerf de la guerre de ces diversifications tous azimuts ? «Nous ne dépensons pas un euro de nos bénéfices en publicité et en communication, tout est réinvesti en création», explique Tot. C’est pourquoi Ankama est capable de tout développer en interne, à Roubaix, y compris les dessins animés, tous faits en France, ce qui est unique, même si encore déficitaire.

En attendant l’inévitable visite d’Arnaud Montebourg, les équipes ne cessent d’imaginer de nouveaux univers pour alimenter la fabrique à pixels. Direction la «cellule d’incubation», où sont créés les héros et les décors du prochain MMO vedette : Abraca, destiné aux préados et, donc, à un nouveau public. «Nous revisitons les contes de fées», explique «Sephy» (chaque salarié possède un surnom), repéré dès la sortie du lycée par Tot en personne pour son dessin enlevé. Chez Ankama, les artistes doivent posséder un excellent sens du graphisme sur papier avant d’accoucher leurs héros sur écran. Une fois en ligne, Abraca deviendra un nouveau Dofus et sera adapté - si tout va bien - à la télévision ou en manga. Ici, tous les univers se tiennent. Ankama possède d’ailleurs son propre département d’histoire et de géographie, la «cellule background», installée au rez-de-chaussée : «Nous créons une encyclopédie à usage interne afin que tous les artistes s’y retrouvent dans les dates et les personnages. Il y en a au moins 5 000 maintenant», expliquent en chœur les jeunes Charlotte et Cécile, chargées de cette mission.

Mais Ankama ne va pas devenir le Rovio (studio finlandais à l’origine du jeu Angry Birds , lire EcoFutur du 26 novembre) du Nord-Pas-de-Calais à coup de personnages magiques. La société a besoin de faire venir et rester dans l’agglomération les meilleurs animateurs français et étrangers. Aux classiques contrats d’intermittents du spectacle sont donc préférés des CDI.

Et le cadre de travail a été particulièrement soigné : l’ancienne usine Vanoutryve, rachetée 500 000 euros, a été magnifiquement restaurée par des architectes locaux (2 millions de travaux) ; sur le trottoir d’en face, un restaurant destiné aux salariés est financé par la société (les employés disposent également de salles de sport et de projection) ; une crèche ouvre ses portes et une bibliothèque numérique est en projet pour les familles. «C’est vrai, c’est aussi une vraie fierté pour nous d’avoir fait ça ici, cette usine est un symbole, il y a un vrai impact et les politiques le savent», explique Anthony Roux. Il parle à la première personne du pluriel, car la jeune histoire d’Ankama repose sur un trio : Anthony donc (le «An» de «Ankama»), mais aussi Camille Chafer («Ka», de son surnom Kam) et Emmanuel Darras («Ma», de Manu). Voici un peu plus de dix ans, les trois compères créent une minuscule agence web où va naître l’idée d’un jeu vidéo : Duel, rapidement rebaptisé Dofus.

S’ils peinent à percer dans la communication, leur petit jeu mis en ligne en 2004 connaît un succès foudroyant. La recette ? Pas de coûteux graphismes en 3D, ni de «gameplay» hyperréaliste. Dofus mise sur l’accessibilité et la créativité. Plutôt que d’interagir le plus vite possible, le joueur est appelé à profiter de l’univers. «Au départ, nous n’avions pas un rond, notre société a été lancée avec 3 000 euros chacun et, donc, pas les moyens de nous payer une technologie performante. Nous avons démarré Dofus avec un logiciel gratuit mais inadapté, ça a été la base de notre succès : la qualité des univers créés prime sur l’informatique», résume Kam, directeur technique et… beau-frère de Tot.

Ankama est une véritable communauté. Ses conventions rassemblent des milliers de participants en France. Le trio se souvient de ce faire-part d’une fan pour la naissance de sa fille prénommée Amalia (une héroïne de Wakfu). Ou de cette femme enceinte leur annonçant qu’elle se mariait avec le futur père de l’enfant rencontré en ligne… sur Dofus. «J’ai même dédicacé un manga à une sexagénaire qui tchatait sur nos jeux avec ses petits-enfants», s’amuse Anthony. Sympathique, même si la branche «événementiel» est, elle, déficitaire, comme le note un connaisseur de l’entertainment français, prédisant : «Ankama ira très loin s’ils rationalisent certaines activités.»

Prochain objectif : l’international. «Nous réalisons déjà un quart de notre activité jeux en ligne à l’étranger. Dofus, plus de 50 millions de comptes dans le monde, connaît par exemple un beau succès en Amérique latine hispanophone, nous préparons maintenant les versions brésiliennes», explique Manu, chargé du dossier. Un enjeu central est le Japon, vivier depuis quarante ans des meilleurs créateurs de la planète. Pour les faire travailler, s’inspirer de leur savoir-faire et développer un business en Asie, l’entreprise a dû acheter un immeuble à Tokyo. La première grosse concession au dogme du «100% made in Roubaix» pour qu’Ankama devienne un jour un Disney à la française.

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