Anonymous, masque attaque

par Marie Lechner
publié le 31 juillet 2012 à 11h52
(mis à jour le 1er août 2012 à 10h51)

«Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien» , cette caricature de Peter Steiner , parue dans le New Yorker en 1993, illustrait ce qui faisait alors l'un des principaux attraits du réseau naissant, la possibilité d'être anonyme. Un cyberespace libératoire où les genres, les races, l'apparence, n'avaient plus cours, où tout un chacun, protégé par l'anonymat, pouvait se réinventer en ligne.

Depuis l’arrivée du Web 2.0, c’est une conception totalement opposée qui s’est imposée. La dissolution, le brouillage des (et du) genres ont fait place à un retour de la notion normative d’identité, Facebook vous sommant de décliner votre identité réelle d’entrée. Délire sécuritaire et marchandisation des données personnelles concourent à cette pression pour faire coïncider irrévocablement identité en ligne et identité légale.

C'est précisément à ce moment qu'émerge du fin fond de la Toile l'insaisissable et chaotique hydre Anonymous , pseudo englobant des initiatives décousues allant du trolling aux revendications politiques. Comme le confesse l'anthropologue de la culture geek Gabriella Coleman [[«Our Weirdness Is Free», par Gabriella Coleman, sur Canopycanopycanopy.com.]], qui leur a consacré des enquêtes approfondies, il est difficile, voire impossible, de discerner qui ou quoi se cache derrière ce masque. «Hackers d'élite, ados ignorants, dangereux cyberterroristes, simples trolls à l'humour potache ? Aucune de ces définitions n'est fausse, car chacune rend compte d'une facette du phénomène. Cependant, toutes passent à côté de l'essentiel : Anonymous n'est pas un mais multiple», note justement Felix Stalder, théoricien des médias, dans le Monde diplomatique .

Les pseudonymes collectifs ne sont pas nés avec Anonymous. Dans sa passionnante thèse [[«Improper Names : the Minor politics of collective pseudonyms and multiple-use names», Marco Deseriis. Ph. D., New York University, 2011.]], Marco Deseriis, qui enseigne les médias numériques à la Northeastern University à Boston, revient sur ces «noms impropres», comme il les qualifie, de Ned Ludd, leader fictionnel des briseurs de machines du XIXe siècle, à Alan Smithee, pseudo adopté par les réalisateurs hollywoodiens, ou encore Luther Blissett, Robin des Bois de l'âge de l'information qui servit d'alias aux actions d'activistes culturels européens dans les années 90. Des noms qui surgissent en temps de crise, lorsque les formes esthétiques ou de participation politique existantes (parti, syndicats, etc.) ne sont plus adaptées à la nouvelle donne. «Un nom impropre est explicitement construit pour obscurcir à la fois l'identité et le nombre de ses référents, définit Deseriis. D'un côté, il empêche leur identification par les autorités et la société. De l'autre, il permet à ceux qui l'adoptent de se reconnaître comme membres d'un monde secret où ils peuvent partager des valeurs et pratiques alternatives avec leurs pairs.»

Un manifestant porte le masque de Guy Fawkes lors d'une manifestation contre le traité anticontrefaçon Acta, en mars, à Rouen. Photo Zigazou76 CC BY.

Peu étonnant donc qu'Anonymous incube dans le «trou du cul du Net», 4chan, paradis des trolls avec ses forums anarchiques garantissant anonymat et absence d'archives. Créé en 2003, le site américain, qui affiche 22 millions de visiteurs uniques par mois, permet de poster textes et images sans s'inscrire, les messages étant marqués par défaut «anonymous» . C'est de là que sont lancés les premiers raids, où des dizaines d'«Anons» coordonnent leurs (mauvaises) blagues pour fondre sur une cible, semer la zizanie online ou harasser un usager d'Internet imprudent.

Courant janvier 2008, les Anonymous apparaissent au grand jour en orchestrant une campagne prolongée contre l'Eglise de scientologie qui tentait d'empêcher la propagation d'une vidéo de recrutement, où le haut responsable Tom Cruise débitait des âneries illuminées à la gloire de la secte. Les escarmouches facétieuses font place au rouleau compresseur avec blocage des sites, morceaux de corps dénudés envoyés sur les fax des établissements scientologues et canulars téléphoniques incessants, le tout assaisonné de fausses commandes de pizzas livrées aux «églises» à travers tous les Etats-Unis. «Pour le lulz», comme ils disent, cette version dévoyée et ricanante du LOL. Pour la première fois, ils sortent de leur caverne en ligne pour manifester physiquement dans plus d'une centaine de villes à travers le monde, parfois dissimulés sous le désormais célèbre masque de Guy Fawkes, rebelle catholique anglais du XVIe siècle popularisé par le blockbuster V for Vendetta, devenu le symbole de la lutte civile contre le pouvoir totalitaire.

En cinq ans, ce qui n'était jusqu'alors que «foutage de gueule ultracoordonné», selon les dires d'un participant cité par Gabriella Coleman, va muer progressivement en un mouvement de contestation politique de plus en plus sophistiqué, multipliant les assauts informatiques spectaculaires à chaque fois que sont menacées la liberté de partage, de parole et la libre circulation de l'information : attaques par déni de service (DDos) bloquant les sites des institutions engagées dans la lutte contre le piratage, actions contre les banques qui ont empêché les dons à WikiLeaks, contre les firmes de sécurité, mais également mise à la disposition des citoyens tunisiens d'outils de contournement de la censure , hack de sites gouvernementaux lors du printemps arabe ou soutien à Occupy, mouvement de contestation dénonçant les abus du capitalisme financier. Récemment, ils se sont attaqués à des compagnies pétrolières accusées de faire fondre la calotte glaciaire, ont défiguré des sites du gouvernement chinois ou publié des noms de présumés pédophiles.

Si le nom est désormais associé à un activisme politique outrancier, Anonymous ne présente pas un front uni. Ce sont des essaims temporaires d’individus organisés horizontalement, qui s’agrègent au vol autour d’une action avant de se dissoudre, que ce soit pour faire avancer une cause ou simplement pour s’amuser. Identité ouverte et globalisée, chacun peut s’en revendiquer, et apporter sa pierre. D’où les actions parfois paradoxales menées sous son étendard. Les Anons ne sont pas toujours d’accord entre eux concernant ce qui est fait en leur nom mais ont tendance à respecter le fait que chacun puisse s’approprier l’alias.

Une vidéo postée sous l'entité Anonymous après la fermeture de MegaUpload.

L’entité rhizomatique s’est dotée d’une structure lâche organisée via les réseaux IRC contrôlés par une poignée de hackers d’élite. Mais elle compte aussi des individus qui éditent des vidéos, écrivent les fameux manifestes ou organisent la propagande. Et puis, il y a ces myriades de sympathisants, armée de mercenaires latente, qui vont se joindre ponctuellement à une attaque DDos.

«We are anonymous, we are legion», proclame le cri de ralliement galvanisant. La composition sociale de cette armée online est méconnue, du fait de la culture du secret du milieu des hackers et de l'éthique d'Anonymous qui empêche les individus de s'approprier le nom collectif à des fins personnelles, offrant une antithèse à la logique de l'autopublication et au désir de reconnaissance et de célébrité du Web 2.0.

Visible et invisible, évasif et versatile, agent du chaos et justicier, le masque d'Anonymous en dit plus sur l'époque qu'il n'en dit sur les gens qui le portent. Anonymous prolifère sur un profond désenchantement. Bien qu'il agisse de manière souvent destructrice et vindicative, il incarne aussi, d'après Gabriella Coleman, ce qu'Ernest Bloch appelle le «principe de l'espérance», le désir d'un monde meilleur.

Si Anonymous n'a pas de programme pour renverser les institutions ou changer des lois injustes, il a rendu leur contournement facile et désirable, écrit la chercheuse. «Pour ceux qui ont revêtu le masque de Guy Fawkes, c'est cela -- et non les réseaux sociaux commercialisés et transparents de Facebook -- qui constitue la promesse d'Internet, et il implique de troquer l'individualisme pour le collectivisme.»

--

Publié dans «Libération» le 21 juillet.

demain : Ned Ludd

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus