Apple, la pomme empoisonnée

par Philippe Grangereau
publié le 7 décembre 2011 à 11h23

Tongxin, petite bourgade située dans la zone industrielle de Kunshan, à une soixantaine de kilomètres de Shanghai, a le malheur de se trouver à un jet de pierre des usines de deux sous-traitants d'Apple, Unimicron Electronics et Kaedar Electronics. Ces vastes entreprises de plusieurs milliers d'ouvriers chacune produisent les coques des ordinateurs Apple en usant de produits toxiques qui sont en partie rejetés dans l'eau et dans l'air. Un immonde ruisseau noir comme l'encre sépare Tongxin des murs immaculés des bâtiments ultramodernes de Kaedar. «On peut utiliser l'eau du puits pour laver le linge, mais elle est trop polluée pour la consommation» , dit madame Zhang, une habitante, en posant sur la margelle un seau qu'elle vient de tirer. Elle désigne du menton un évier dans la cour de sa maison : «On prend l'eau de ce robinet pour faire la cuisine, mais je ne sais pas si elle est plus propre.» Sa belle-fille, qui tient un bambin par la main, opine en soulignant que la nuit, Kaedar et Unimicron relâchent des gaz qui irritent la gorge et donnent le tournis. «Les enfants toussent, c'est pour ça qu'on ferme les fenêtres» , confirme un voisin, qui assure pouvoir reconnaître, à l'odeur, laquelle des usines est à l'origine des émanations qu'il respire.

Cette partie de Kunshan était autrefois une rizière. En l'espace de dix ans, c'est devenu une zone industrielle sans fin où s'entrelacent les autoroutes. Les villages ont entièrement disparu à l'exception de quelques-uns, comme Tongxin, qui survivent dans des enclaves ressemblant parfois à des dépotoirs. Les paysans d'antan ont transformé leurs fermettes en dortoirs qu'ils louent aux multitudes d'ouvriers migrants de cet atelier du monde au service de toutes les grandes marques internationales. Sur la porte d'une cabane louée à un groupe de salariés qui se relaient pour dormir sur un lit, l'un de ces nouveaux prolétaires a inscrit le caractère «ren» , qui signifie «endurer la souffrance».

Le taux de mortalité chez ces villageois est considérablement plus élevé que la moyenne nationale. Depuis 2007, neuf des 60 habitants de Tongxin sont décédés d'un cancer. Cette statistique a été révélée en septembre par une petite ONG de Pékin, l'Institut des affaires publiques et de l'environnement (IPE), dans un rapport intitulé «L'autre face d'Apple». Exemples à l'appui, ce document accuse le géant américain de savoir pertinemment que la fabrication de ses iPad, iPhone et autres produits emblématiques de la marque génère un «énorme volume» de déchets toxiques, mais de ne pas agir en conséquence.

Pénalités clémentes

Apple, qui a la particularité de ne pas posséder ses propres usines, fait fabriquer la plus grande partie de ses produits par une vingtaine de sous-traitants chinois dont la multinationale américaine tait l'identité en invoquant le secret commercial. L'IPE a toutefois établi que Kaedar et Unimicron fournissent Apple, et assure que ces usines portent atteinte à la santé des riverains. «Il est toujours très compliqué d'établir un lien direct entre un type de pollution et la ou les maladies qu'elle engendre , reconnaît Ma Jun, le directeur de l'IPE. Mais ce qui est certain, c'est que les habitants de Tongxin sont bel et bien exposés aux rejets de Kaedar et Unimicron.»

Leur nocivité n'est plus à prouver car des sanctions ont été prises à plusieurs reprises contre Kaedar depuis 2006, et encore une fois, début novembre, par le Bureau de protection de l'environnement du gouvernement local de Kunshan. Les pénalités sont toutefois clémentes. En 2006, les enquêteurs officiels ont découvert que Kaedar «déchargeait des déchets liquides non traités en quantités excessives» . Mais l'amende n'a pas dépassé l'équivalent de 10000 euros. En novembre, le Bureau de protection de l'environnement, qui a détecté des émanations toxiques, a momentanément fait stopper plusieurs chaînes d'assemblage, mais sans en donner la raison exacte, et sans divulguer les informations qu'il a collectées sur la nature et les quantités de produits dangereux déversés dans l'eau ou dans l'atmosphère. La transparence n'est pas non plus le fort d'Apple. Alan Hely, l'un de ses porte-parole, refuse de répondre aux questions précises posées par Libération sur les sous-traitants de l'entreprise, mais assure que ceux-ciadhèrent «par contrat» à un «code de conduite» imposé par Apple. Aux termes de celui-ci, les «procédés de fabrication» se doivent d'être «respectueux de l'environnement» . La multinationale affirme avoir effectué cette année 127 inspections chez ses sous-traitants «dans le monde» , mais ne donne pas de chiffres concernant la Chine. Apple reconnaît toutefois, dans ses statistiques globales, que dans 31% des cas, les usines de ses fournisseurs émettent des produits dans l'air au-dessus des normes, et dans 11% des cas pour les rejets liquides.

Odeur d’éther

Pendant l'enquête indépendante menée par l'IPE au début de l'année, une douzaine d'habitants de Tongxin s'étaient effondrés à genoux devant Ma Jun, suppliant le directeur de l'ONG de les aider à stopper la pollution qui, selon eux, est responsable du taux de cancers très élevé de leur communauté. Aujourd'hui, la population est loin d'être aussi démonstrative. «Juste après la publication de notre rapport, confie Ma Jun, les habitants de Tongxin ont reçu la consigne de ne pas parler aux journalistes.» De fait, il faut de la patience pour convaincre les résidents de s'exprimer. Il y a une bonne raison à cela : «Ils nous ont menacés, avoue une sexagénaire en nous attirant chez elle. Des hooligans vont trouver ceux qui parlent, les insultent et les frappent parfois.» Sur ordre de qui ? «Les patrons de Kaedar, très probablement…»

L'omerta règne aussi dans la zone semi-résidentielle de Wuxi où l'usine Catcher, un autre sous-traitant d'Apple, relâche dans l'air depuis plus de deux ans des substances qui incommodent des centaines de riverains. L'odeur, qui s'apparente à celle de l'éther, provoque une forme inquiétante d'ivresse passagère. «Catcher relâche ces émanations généralement la nuit. On se réveille avec un mal de tête, la gorge et les voies respiratoires irritées» , raconte une architecte qui préfère ne pas donner son nom. Regardant son petit garçon de 5 ans taper allègrement sur les touches du piano, elle dit : «Depuis que nous avons emménagé ici, il tousse sans cesse, et je suis certaine que ce sont les émanations du sous-traitant d'Apple qui sont responsables.» Une affirmation invérifiable. L'un de ses voisins, un informaticien, se dit lui aussi inquiet pour sa fille de 6 ans, qui souffre d'inflammations des voies respiratoires. «Ces émanations nous rendent tous comme fous. On a acheté un bel appartement, mais on ne se sent pas en sécurité. Quand les émanations sont très fortes, on se téléphone, on se réunit, une fois on a même tenté de bloquer la porte de l'usine Catcher avec nos voitures, mais la police est intervenue.»

Le Bureau local de protection de l'environnement, qui ne divulgue ni la nature de cette pollution, ni les quantités mesurées, a contraint, début novembre, cette usine à assainir sa chaîne de production de coques en magnésium et aluminium. Les laminoirs utiliseraient entre autre du xylène. «Ils nous ont dit qu'ils avaient dépensé 3 millions d'euros pour changer les machines. Mais les émissions sont toujours aussi fortes, et on ne sait plus quoi faire» , se désespère l'architecte. Dès qu'on tente d'aborder des ouvriers de Catcher à la sortie de l'usine -- ils doivent eux aussi être affectés par ces produits chimiques --, des gardes aux aguets se précipitent en scooters électriques pour les dissuader de s'exprimer en criant : «Ne dites rien aux journalistes ! N'oubliez pas que vous êtes liés par un contrat de confidentialité.»

En janvier 2010, 2000 ouvriers de Wintek, un autre sous-traitant d'Apple basé à Suzhou, avaient attaqué les locaux de l'entreprise pour dénoncer les ravages sur leur santé provoquées par l'usage de N-hexane, un produit chimique destiné à nettoyer les écrans des iPads et iPhones. Pas moins de 137 d'entre eux avaient été hospitalisés. Le 20 mai dernier, trois ouvriers de Foxconn, autre fournisseur d'Apple, ont été tués par une explosion sur une chaîne de l'iPad 2. Les conditions de travail sont telles chez Foxconn que 18 ouvriers ont tenté de se suicider en se jetant du haut des dortoirs depuis janvier 2010. Au moins 14 d'entre eux sont parvenus à mettre fin à leurs jours. Le dernier suicide en date remonte au 20 mai dernier, à Chengdu. Dans un document nommé «Rapport d'étape 2011», Apple félicite Foxconn d'avoir, depuis, pris des mesures telles que «l'installation de grands filets» dans les usines «pour empêcher les suicides impulsifs» , ainsi que la création de «cellules de psychologues» .

Le secret quasi total qu’impose Apple sur ses procédures de fabrication lui confère une commode ambiguïté. Toutes les grandes marques de l’électronique utilisent des sous-traitants en Chine et profitent de l’abondance de main-d’œuvre bon marché, de l’absence de syndicats libres et des contrôles lacunaires en matière d’environnement et de sécurité du travail. Nokia, Philips, Samsung, Siemens et Alcatel… L’IPE en a recensé 29. Tous ont été sensibilisés aux problèmes de pollution de leurs sous-traitants dénoncés par l’ONG, et y ont répondu, à l’exception d’Apple.

Manie du secret

Ce n'est qu'à la mi-novembre que, pour la première fois, la célèbre marque a consenti à débattre avec l'IPE du rapport accablant publié en septembre par cette ONG. La manie du secret d'Apple n'a pas été prise en défaut. «Ce qui était étrange dans cette réunion, c'est que les représentants d'Apple qui étaient nos interlocuteurs ont refusé de donner leurs noms , raconte Ma Jun. Ils nous ont réaffirmé qu'Apple effectue depuis longtemps, et de manière très stricte, des contrôles chez tous ses sous-traitants. J'ai rétorqué en leur demandant comment il se fait alors qu'ils ne se sont pas rendu compte des problèmes de pollution qu'on évoque dans notre rapport. C'est bien la preuve que ces contrôles ne sont pas sérieux ! Ils se sont contentés de répéter qu'Apple exige l'application de procédés de fabrication responsables» , rapporte Ma Jun, qui estime néanmoins que l'entrevue est «un progrès» : un début de dialogue.

En Chine, Steve Jobs, le défunt cofondateur d'Apple, a une excellente réputation. Sa biographie en chinois, qui s'est déjà vendue à des millions d'exemplaires, le présente comme un «génie» . «Pour ma part, dit l'architecte de Wuxi, j'ai du mal à avoir du respect pour Qiao Busi [«Jobs», en chinois], car un homme qui a tant accompli se devait de réfléchir aux conséquences engendrées par la fabrication de ses produits, et d'avoir de la compassion. Comment a-t-il pu penser échapper à cette responsabilité en utilisant des sous-traitants ? Les produits d'Apple sont séduisants, mais indignes.»

Paru dans Libération du 6 décembre 2011

De notre envoyé spécial à Kunshan et Wuxi (Chine)

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