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Libération

Apple : le buzz et l’argent du buzz

par Laureen Ortiz
publié le 27 janvier 2010 à 17h26
(mis à jour le 2 février 2010 à 17h44)

Lorsque l’on tapote «iSlate» sur Google, 8240000 pages web viennent. Le chiffre est certes plus modeste si l’on circonscrit la recherche aux vidéos (9 570) ou aux articles et notes de blogs (7 500), mais à cumuler autant de clics et de bits pour un objet que personne n’a encore vu, cela donne une vague idée de «l’i-stérie» qui s’est emparée des «techies» depuis quelques semaines. Chez Apple, point besoin de communiquer pour se faire entendre. Au contraire. Moins la firme en dit, officiellement du moins, plus les internautes relaient et amplifient un marketing de la rumeur devenu la meilleure publicité – gratuite – de ses produits. Dans le genre, «l’événement spécial» organisé aujourd’hui à San Francisco fait figure de cas d’école, et ne manquera pas, comme hier avec l’iPod ou l’iPhone, d’être disséqué par les apprentis «marketeurs» de centaines d’écoles de commerce.

Si les spéculations autour d'une nouvelle tablette siglée de la pomme croquée n'ont jamais complètement cessé de turlupiner les «macophiles» depuis l'échec du Newton, premier assistant numérique d'Apple, lancé en 1993, et retiré du marché en 1998, les compteurs du buzz n'ont recommencé à s'affoler qu'à partir de l'été 2009. Lorsque le Financial Times a révélé qu'Apple était sur le point de lancer sa tablette tactile. Un buzz qui a fini par exploser début janvier, lors du grand show du CES de Las Vegas.

Comme chaque année toute la high-tech est là, les Microsoft, Intel, Sony and co. Et comme chaque année Apple brille par son absence. Une absence systématique – Apple ne participe même plus aux Apple Expo –, d'autant plus remarquée que la firme à la pomme organise une fuite dans la presse deux jours avant le début du salon. John Martellaro, un ancien responsable marketing d'Apple, explique comment sur le site Macobserver.com : «Souvent, Apple a besoin de sortir une info, non officiellement pour ne pas entacher sa réputation de ne jamais parler d'un produit avant son lancement.» Il précise : «Je le sais, parce que quand j'étais là, on me disait d'organiser des fuites contrôlées. Un chef vient vous voir et vous demande: "John, vous connaissez quelqu'un de confiance dans un grand média ? Si oui, appelez et engagez la conversation. Mentionnez l'air de rien l'information et glissez que ça serait bien de la publier."» En l'occurrence, le journaliste contacté a mordu à l'hameçon : l'article annonçant l'imminence d'une tablette est publié sur le site du Wall Street Journal le 4 janvier en fin de journée, après la fermeture de la Bourse, «pour que personne ne puisse suggérer qu'il y ait eu tentative de manipuler les marchés» . La boule de neige est lancée. «Des tas de rumeurs viennent alors de partout sur le web , raconte Darren Murph, blogueur-en-chef sur le site Engadget.com. Quand on écrit sur Apple, il faut trier dans le flou. Car Apple ne dit rien, ils sont hermétiques, ne présentent jamais de prototypes. Le patron, Steve Jobs, croit profondément qu'il ne faut jamais montrer ses cartes.» Le gourou soi-disant «cool» , celui qui annonce lui-même ses nouveaux produits d'un «one more thing» lors de «keynotes» (présentation) où il arpente la scène en jean et en col roulé noir, contrôle une communication hypercentralisée d'une main de fer. Tout est fait pour que les fidèles se rassemblent en masse et attendent que Dieu-Steve parle. D'où la deuxième étape, un carton d'invitation mystérieux sur lequel il est simplement écrit : «Venez voir notre nouvelle création.» Le secret est tel qu'Apple refuse de dire combien de journalistes ont été invités. Le choix du lieu n'est pas anodin : quand les concurrents se pressent à Las Vegas, trop commune «ville du vice» , la diva Apple choisit un centre d'art contemporain de San Francisco. Quel meilleur temple pour s'adresser a ses adeptes, des gens plus diplômés et plus riches que la moyenne, selon une étude publiée en 2002 par Nielsen.

Apple, qui a bâti son aura sur la créativité et le design, peut remercier sa base, les jeunes des campus. «C'est une population que l'on imite, qui va gagner de l'argent, ouverte à l'innovation, et c'est aussi la manière dont se voit Apple, jeune et imaginative» , indique Ira Kalb, professeur de marketing à l'université de Californie du Sud. Steve Jobs, fan de musique, n'est-il pas lui-même une rock-star de la Silicon Valley (sa société porte le nom du label créé par les Beatles en 1968, Apple Records) ? Son intervention dans une émission populaire, en 2008, a renforcé cette image : «Mon business model ? Ce sont les Beatles : quatre gars qui s'équilibraient, canalisant les tendances négatives des uns et des autres. Et le tout était meilleur que la somme des parties. C'est comme ça que je vois le business. Dans l'entreprise, les grandes choses ne sont pas le fait d'un seul homme, mais d'une équipe.»

D'iPod en iPhone, l'image paie : dans un récent sondage de Junior Achievement  (1) auprès d'adolescents, Jobs arrive en tête du podium des entrepreneurs les plus admirés, coiffant au poteau Oprah Winfrey (présentatrice télé) et Tony Hawk (skateur professionnel). La raison invoquée ? «Parce qu'il a changé quelque chose dans la vie des gens» , répondent un tiers de ces 12-17 ans. Si des concurrents moquent Apple et sa clientèle en baskets, Ira Kalb pense au contraire que «les vieux aiment penser qu'ils sont encore jeunes, et c'est d'autant plus vrai pour les baby-boomers, qui se mettent à consommer comme les jeunes» . Même si «la part de marché des Mac reste entre 5 et 8%, elle est devenue énorme dans l'esprit des consommateurs» , conclut le blogueur de Engadget. Un de ces éléments constitutifs du nouvel American way of life, cool, connecté et mobile.

(1) Sondage «les ados et l’entreprenariat» (réalisé auprès de 1 000 adolescents américains à l’été 2009)

De notre correspondante à Los Angeles

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