«Les formats libres sont en train de gagner»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 12 novembre 2008 à 11h18
(mis à jour le 3 décembre 2008 à 15h41)

Le logiciel libre, personne ne sait vraiment ce que c'est, et pourtant tout le monde l'utilise. Le navigateur web Firefox , l' Eee PC , mais aussi les boîtiers ADSL, les mobiles, les satellites… «le logiciel libre est maintenant partout» , résume Benoit Sibaud, président de l' April , l'association de promotion et de défense du logiciel libre.

Le 24 septembre dernier, l'April recevait le prix spécial du jury des Lutèce d'Or qui récompense les meilleurs projets et actions dans le domaine du libre en France et en Europe. Une reconnaissance importante pour le travail accompli depuis douze ans par les trois permanents et centaines de bénévoles pour sensibiliser particuliers, associations, entreprises et collectivités autour du Libre. Dans l'élan, l'April lance aujourd'hui une grande campagne d'adhésion .

«Liberté d'apprendre, de partager, de mettre la technologie au service des utilisateurs : peu d'organisations parviennent à expliquer le logiciel libre ; plus rares encore sont celles qui peuvent le défendre. L'April mène ce combat, et je soutiens son action par mon adhésion. Je vous encourage tous à faire de même, car ce sont nos libertés à l'ère du numérique qui sont en jeu» , explique Tristan Nitot, président de Mozilla Europe sur le site.

Cet événement était l'occasion de faire le point avec Benoit Sibaud, président de l'April depuis 2004.

Entrons dans le vif du sujet, pourquoi se mettre au Libre ?

_ La meilleure raison, c'est la liberté. C'est un enjeu philosophique et éthique. Il peut y avoir des raisons liées au coût, à la sécurité, à l'écologie, etc. mais c'est avant tout une question de liberté. Comme disait Benjamin Franklin : «ceux qui sont prêts à sacrifier une liberté essentielle pour acheter une sûreté passagère, ne méritent ni l'une ni l'autre.» C'est aussi des notions de partage et de transparence [ par définition, le logiciel libre est fourni avec son code source dont l'utilisation, la diffusion, la modification sont autorisées ndlr ].

Pourquoi cette campagne d'adhésion ?

_ On en a fait une en 2007, à l’époque on était 400 adhérents. Aujourd’hui, on est 2500, dont plus de 100 entreprises (Sun, Thales, Neuf Cegetel, etc.), 80 associations et deux collectivités (la région Ile-de-France et la ville de Pierrefitte-sur-Seine) et on espère atteindre les 5000 d'ici la prochaine assemblée générale, prévue le 7 février 2009.

L’objectif est une plus grande représentativité et légitimité de nos actions. Cela passe par le nombre et la diversité des adhérents, tant les personnes physiques (parité, mixité des âges, des métiers, etc.) que morales avec des associations et entreprises d’activités variées. L’adhésion est également le moyen le plus stable pour assurer notre financement et notre indépendance.

Quelles sont vos principales actions aujourd’hui ?

_ Le panel de sujets est très large. On travaille beaucoup à la défense du Libre sur des dossiers comme les brevets logiciels , les DRM, l'interopérabilité, la normalisation des formats ou la vente liée ( lire article ). Mais on continue également un travail de promotion auprès des entreprises ( Livre blanc sur les modèles économiques du Libre ), des associations (Projet Libre Association ), et du grand public (Libre en fête, etc).

Par exemple, les gens n'ont pas conscience qu'Internet tourne grâce au logiciel libre. Depuis sa structure jusqu'à leur box ADSL, c'est majoritairement du logiciel libre. Des projets comme Wikipédia [ sous licence GFDL ndlr ] ont plus d'impact à ce niveau-là, car c'est un sujet assez technique. C'est pareil pour la question de la brevetabilité, il est plus facile d'argumenter en parlant d'accès aux médicaments que de logiciels.

Quelques moments forts de ces quatre années de présidence ?

_ En 2007, on lançait candidats.fr pour faire du logiciel libre l'un des sujets de la campagne présidentielle. Ca a été un gros succès, tant du point de vue de la promotion que de la prise de position des élus avec 72 députés signataires du Pacte du Logiciel Libre . On prépare d'ailleurs la même chose, un candidats.eu pour sensibiliser à leur tour les députés européens.

Il y a aussi eu la loi DAVDSI en 2006 qui, si elle reste un échec, a le mérite d'avoir fait parler du logiciel libre. C'est dans ce cadre que l'association a déposé une requête au Conseil d'Etat contre le décret qui sanctionne le contournement des DRM. Et, par sa décision, le Conseil nous a finalement donné raison .

Il y a aussi en 2005 le rejet de la Directive sur les Brevets Logiciels par le Parlement Européen. Ce fut une victoire, mais le texte a été rejeté pour de mauvaises raisons, et la question n'est toujours pas réglée.

Vous avez pris parti contre le projet de loi Création et Internet…

_ L'utilisation d'Internet et le logiciel libre sont une sorte de symbiose. Et on estime que les notions de partage, d'apprentissage, de création de richesses immatérielles qu'on retrouve aussi bien dans le Plan Besson (pdf) que dans l' Amendement 138 sont contradictoires avec le fait de couper l'accès à Internet. Aussi, l'histoire de sécurisation des ordinateurs pose des questions sur les logiciels qui seront utilisés (on peut douter qu'ils seront libres). On se retrouve comme face à l'impossible chimère des DRM de la loi DAVDSI.

De plus, certains éléments du projet de loi touchent directement le logiciel libre. Par exemple le filtrage de port ou de protocole.

Enfin, se pose le problème plus général du modèle économique. On applique une économie des objets à de l’immatériel. On essaie de maintenir de la rareté sur des produits qu’on pourrait multiplier à l’infini à des coûts dérisoires. On devrait plutôt se demander comment profiter du fait que cette duplication est possible !

Le Libre semble avoir des partisans dans tous les mouvements politiques, comment l’expliquez-vous ?

_ Les gens trouvent des avantages différents dans le logiciel libre. Certains y voient la possibilité de maîtriser les systèmes d'information, d'autres les valeurs de partage et d'égalité, d'autres encore la diffusion de la connaissance, la possibilité de libre échange ou encore ses aspects écologiques. Mais en fait, à part le PCF , il y a peu de position globale des partis politiques, il s'agit le plus souvent de la compréhension individuelle d'un élu.

Et il y a encore une grande méconnaissance de certains sujets. Par exemple, quand on entend dire Christine Albanel : «tout le monde a une adresse IP fixe en France» . Plus généralement, il y a une difficulté à passer au monde de l'informatique, à l'immatériel.

Du coup, et aussi car les pressions sont différentes selon les sujets (éditeurs de logiciel, majors de la musique, industries du cinéma, etc.), les choix en matière de politique publique sont souvent contradictoires. Par exemple, d'un côté, on va soutenir le logiciel libre et de l’autre appuyer un texte en faveur de la brevetabilité des logiciels .

Et dans le débat sur la fracture numérique…

_ D'un côté, il y a la question Nord/Sud où le logiciel libre a l'intérêt de sortir les gens de la dépendance. En 2002, Abdul Waheed Khan de l'Unesco écrivait ainsi : «l'Unesco a toujours encouragé l'extension et la diffusion de la connaissance et reconnaît que dans le domaine du logiciel, le logiciel libre diffuse cette connaissance d'une manière que le logiciel propriétaire ne permet pas. L'Unesco reconnaît aussi que le développement du logiciel libre encourage la solidarité, la coopération et le travail communautaire entre les développeurs et les utilisateurs des nouvelles technologies.»

Concernant la fracture riches/pauvres, pour aider les gens à accéder et/ou maîtriser l’informatique, le Libre nous semble plus efficace que des solutions comme le « Windows du pauvre » [version allégée et moins chère de Windows XP proposée en 2004 par Microsoft ndlr]

Le logiciel libre œuvre également pour la diversité culturelle et la défense des langues minoritaires. On peut citer l'Afrique du Sud où des logiciels libres ont été traduits dans les onze langues officielles du pays. Mais aussi Firefox qui est disponible en Breton . Il s'agit parfois d'actions bénévoles, ou comme en Afrique du Sud d'initiatives mises en place par l'administration ( Translate.org.za ). Il y a peu de domaines où il y autant de liberté d'innovation, car justement c'est immatériel et relativement simple.

Comment se porte aujourd'hui le logiciel libre ?

_ C'est un secteur en très forte croissance (+66%) , et on ressent un vif intérêt au niveau national et européen sur le sujet. L'Europe est d'ailleurs en tête en matière de développement des logiciels libres.

Aussi avant, dans les entreprises, le choix du Libre était un peu le fait du hasard. Aujourd’hui, c’est une vraie question, notamment à propos des licences.

Et quelle évolution du côté des éditeurs ?

_ Le logiciel libre permet une diffusion plus rapide. C'était par exemple la problématique de Sun Microsystems avec Java. Son seul moyen d'être plus présent était de passer sous licence libre [ Ce qu'il a fait en novembre 2006 en passant Java sous GPL ndlr ].

Le choix de passer sous licence libre peut être une question d’image de marque, de choix stratégique d’ouverture ou purement de rentabilité. Aujourd’hui beaucoup se rendent compte que ça coûte moins cher d’ouvrir le code et de mutualiser la maintenance. Par exemple, Macromedia (Flash, Adobe, etc.) va un jour lâcher l’affaire. Ils ont déjà avancé d’un cran, et question stratégie ils ont tout intérêt de s’y mettre s’ils veulent une plus grande diffusion.

Même Microsoft a changé de position. Avant, ils étaient très offensifs contre le GPL. Maintenant, ils y sont toujours hostiles, mais ils ont publié leurs premiers logiciels sous licence libre. C’est un premier pas. Au bout d’un moment, leur position d’être en opposition frontale contre le logiciel libre ne va pas être tenable. Les formats libres sont en train de gagner. Ils vont devenir majoritaires. Il n’y a pas de doute. La seule question, c’est quand.

_ Les liens : le site d'April , la campagne d'adhésion du 12 novembre 2008 , et pour adhérer toute l'année .

_ Actualité : L'April participera au Forum mondial du libre qui se déroulera les 1er et 2 décembre 2008 à Paris : openworldforum.org

_ Crédits Photo : April, diffusion sous licences Art Libre et CC-BY-SA.

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