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Libération

Archos, au prix d’un Apple local

par Catherine Maussion
publié le 21 mars 2011 à 9h12

Jour de gloire pour Henri Crohas, le patron d’Archos. Ce matin, le challenger de l’iPad avec ses tablettes tactiles, dévoile ses résultats pour 2010. L’année a été euphorique, avec une activité boostée de 44%. Et 2011 débute encore plus fort. En défricheur qu’il est, Crohas annonce ce matin l’arrivée prochaine de la tablette la plus puissante du monde (1). Et caresse le rêve de vendre cette année 1,5 à 2 millions d’ardoises, visant à terme 5% du marché. Visite dans son antre d’Igny (Essonne).

L'accueil est décontracté. En bras de chemise et le sourire en coin, Henri Crohas, 59 ans, fait faire le tour du propriétaire. Le bâtiment de trois étages n'est pas vraiment glamour et la centaine de salariés flotte un peu dans les vastes bureaux. Normal : «On a été presque deux fois plus nombreux» , dit Crohas. Ainsi va Archos, l'une des dernières sociétés françaises d'électronique grand public (avec Parrot et LaCie), de coup d'accordéon en quasi-faillite, 126 millions d'euros d'activité en 2006, dégringolés à 58 millions en 2009, suivi d'une phase où il ressuscite comme aujourd'hui. Imaginez ! A Noël, Archos est venu narguer l'iPad d'Apple. Plaçant sous les sapins, en France, plus d'une tablette sur cinq.

Le patron la joue modeste. Ce qu'il n'est pas. Archos, c'est Crohas. Sa façon d'entamer sa seconde vie. La première, il l'a passée chez Total. Dix ans dans le pétrole à s'occuper de plateformes offshore : «J'étudiais le comportement en mer des ouvrages marins.»

Et puis, en 1985, avec le contre-choc pétrolier, le prix du baril s'écroule et Total dégraisse. Crohas se fait offrir un MBA et un petit pécule : «Je m'imaginais vivant de mes rentes, en spéculateur boursier.» Sauf que Crohas se fait «planter en Bourse…» Archos est né de ce plantage, et «dans un garage» . Mais dans un garage «à la française, dit-il, où il faut davantage de temps pour pousser les murs qu'en Californie» . Début des années 90, et premiers pas de l'informatique personnelle. L'ingénieur commence par un lecteur de CD-rom. Et il décroche la timbale : 30 000 ordinateurs à équiper, ceux des ingénieurs de terrain d'IBM.

En 2000, il invente le premier baladeur à disque dur. Et il grille déjà la politesse à Apple : Steve Jobs ne sortira le sien qu’un an et demi plus tard. En 2003, nouveau pied de nez : Crohas dégaine le baladeur vidéo. Un an avant le Californien. En septembre 2009, il récidive et sort la première tablette tactile… six mois avant l’iPad. Toujours Apple.

C'est ce qui le rend sympathique : se frotter, lui, le «gadzart» (ingénieur des Arts et Métiers), aux stars de la Silicon Valley. Sa recette ? «On est à l'affût, on surveille tout ce que font les concurrents.» Sans taupes ni moyens sophistiqués. «Grâce à notre flair, à notre agilité.» «On a toujours vu venir les mouvements telluriques» , se vante encore le patron. Tout cela depuis Igny.

Dans les locaux d'Archos

Sa martingale aujourd'hui, c'est la tablette. Mais à la mode Archos : le genre canard à cinq pattes, en pointe sur l'électronique, peu orienté design et visant les petites bourses. «Pour nous c'est une aubaine. Tous les grands du PC - les HP, les Asus, les Acer… -- rivalisent avec Apple dans le haut de gamme.» Crohas, lui, cible avec sa douzaine de modèles le créneau des tablettes à moins de 300 euros.

Dans le bureau des designers, deux jeunes femmes manipulent, en vrai et sur écran, une flopée de tablettes-prototypes. Des grandes, des petites, des minces et des ultrafines avec coque en métal et plastique surmoulé. Leur challenge : concevoir des formes pertinentes afin d'embarquer le nec plus ultra de la technologie. Le tout avec un poids plume : «On est 20 à 30% plus léger qu'Apple !» Dans le bureau suivant, ce sont les circuits imprimés. Plus loin, c'est la partie radio. Tout est conçu à Igny, du baladeur aux tablettes. Mais rien n'y est fabriqué. À l'étage supérieur, au service des achats, on parle surtout le mandarin. Normal pour une firme qui fait ses emplettes en Chine, de l'achat des composants à l'assemblage des produits. Et pousse aujourd'hui son modèle un cran plus loin.

La nouvelle gamme low-cost, baptisée Arnova, sera conçue et pas seulement fabriquée en Chine. Elle cible les pays émergents et la grande distribution (Auchan, Carrefour, Tesco…). Deux joint ventures avec une participation minoritaire d’une société chinoise devraient épauler bientôt le lancement d’Arnova.

En France, la marque a ses fans, ses forums, mais n'est pas toujours au top de la notoriété. Dans un Darty parisien, un vendeur grimace quand on lui réclame une tablette Archos. «Elles sont très bien. Mais encore faut-il qu'on nous les livre à temps !» À Noël, confie-t-il, l'enseigne a dû rembourser des clients.

Au Simavelec, le syndicat des fabricants de matériel audiovisuels électroniques, on connaît Crohas de nom : «C'est un ours. Une sorte de Bacri [Jean-Pierre Bacri, l'acteur qui surjoue son côté bougon, ndlr]. Il est adhérent nulle part» , affirme un dirigeant du syndicat. Henri Crohas, l'inventeur, snoberait ainsi la crème des fabricants d'électronique, les filiales françaises des majors étrangères (Samsung, Sony, LG, Philips…), centrées surtout sur la commercialisation de leurs produits. Le directeur du marketing d'Orange, Jean-Marie Culpin, bien que non-client d'Archos, garde néanmoins un œil sur son patron : «Pour le jour, où ils auront des tablettes qui se connecteront aux réseaux mobiles.» Ce qui ne saurait tarder. Crohas n'a-t-il pas lâché en marge d'une conférence qu'il créerait la surprise avec «une tablette 3G d'un type tout à fait nouveau».

Orange aimerait aussi que le patron trouve vite un accord avec Google. Le créateur a choisi le système d'exploitation Android (parrainé par Google) pour équiper l'essentiel de ses tablettes. Mais il refuse de se plier aux exigences de Google pour permettre à ses clients équipés d'Archos de piocher leurs applications dans la bibliothèque de Google, Google Market. Crohas s'insurge contre le «piège» du moteur de recherche : «Il exige de certifier toutes nos tablettes. Interdit de dépasser en taille les 7 pouces, obligation de mettre un GPS, une caméra…» C'est son côté David le gaulois contre l'américain Goliath.

Pragmatique, Archos ne désespère pas toutefois de trouver un accord avec Google. «Un truc malin, vous allez voir.» Bref, Henri Crohas ne fait rien comme tout le monde. En attendant, il a monté son magasin d'applications, l'Appslib. Même débrouille quand il s'agit de faire valoir ses intérêts face à la taxation des disques durs, au titre de la copie privée. Plutôt que de rejoindre ses pairs, au sein du Simavelec, Crohas s'adresse au ministère de l'Industrie : «Vous avez vu comme il s'en est bien sorti !» s'extasie un négociateur. De fait, la taxe ménage un peu les gros modèles d'Archos (250 Go).

Patrick Jacquemin, le fondateur du site Rueducommerce, qui vend des produits électroniques, dit de lui «qu'il a la niaque !» Patrick Sevian, le patron de Sagem.com, est admiratif : «Je ne l'ai jamais rencontré, mais c'est quelqu'un de très accrocheur ! Il faut avoir une force de conviction au-delà du raisonnable pour se faire une place sur ce marché-là» , épaté qu'il ait réussi à lever, fin 2009, 20 millions d'euros. Au capital d'Archos, outre Crohas, on trouve des investisseurs, avec des petits tickets (de 300 000 à 600 000 euros). Et deux fonds qui approchent les 5%. Il faut avoir le cœur bien accroché pour s'embarquer au capital d'Archos : «On est une société avec un cours très émotif» , note Crohas. La société est même largement opéable, reconnaît l'inventeur, mais «ce n'est pas cela qui m'empêche de dormir»…

(1) Equipée d’un processeur ARM Cortex A9 dual-core, avec une fréquence de 1,8 gigahertz.

Paru dans Libération du 18 mars 2011

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