«Attention à la marche» ou crève

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 17 mai 2010 à 10h04
(mis à jour le 17 mai 2010 à 13h20)

C'était samedi midi sur TF1, un peu avant Claire Chazal. Au bout du fil, Jean-Luc Reichmann avait Paulette, gagnante par téléphone et deux mois plus tôt, de la «supercagnotte de la Journée de la femme» . Elle était contente, Paulette. Avant de raccrocher, elle a dit à l'animateur auréolé des tubulures de néon bleu pétard du plateau : «Et continuez votre émission, c'est magnifique.» Mais ça, bien sûr, Nonce Paolini s'en fout. La supercagnotte de la Journée de la femme, le petit bonheur quotidien de Paulette, le PDG de TF1 s'en balance, ce rond de cuir. A-t-il seulement pris soin de prévenir Paulette ? Car lundi, le communiqué tombait : «TF1 annonce l'arrêt d'Attention à la marche.» Bam, comme ça, au bout de dix ans ou presque et 3 500 émissions ou presque. La raison ? Toujours la même, nos pauvres amis, la basse, la vulgaire : l'audience. Au fil des ans, elle s'est érodée, le jeu ne rassemblant sur TF1 dans cette case préprandiale que 25,6 % de parts de marché, soit 2,7 millions de Paulette. Quand, en face, sur France 2, le jeu de Nagui Tout le monde veut prendre sa place signait peu à peu l'arrêt de mort de l'émission de Reichmann. Alors certes, il va revenir, Jean-Luc, enchaînant, sitôt écoulés les enregistrements en stock, avec un autre jeu. Mais Attention à la marche qui s'éteint, c'est un arbre qui meurt. Et ça, Paulette ne nous contredira pas, c'est pas très magnifique.

«Abdallah Surmonbidet»

Oui, bon, d'accord. Mais tout de même, d'un point de vue sociologique, c'est très intéressant. Oui, bon, d'accord. Mais d'un point de vue ophtalmologique et acoustique, Attention à la marche , c'est passionnant. Générique : «Uno, dos, tres, quatro» et voilà des pustules roses, en chemisette et chapeau mou, entamant une choré sur une musique qui fait «houlélé, houlélé» . Après le bombardement de couleurs du générique, certains sujets ne voient plus jamais qu'en noir et blanc. Dommage car alors, on n'apprécie pas le plateau à sa juste valeur chromatique : de la paillette, du brillant, du fluo, le tout dans des bleus, des roses tirant sur le jaune (si, c'est possible). Bref, on croirait une barbe à papa qui aurait été violée par une boule à facettes Star Academy. D'ailleurs, c'est dingue, c'est Endemol qui produit. Et cette débauche graphique est au service d'un concept fort et 100 % français, inventé, oui môssieur, par Jean-Luc Reichmann : un quiz. En trois manches. Avec des questions du genre «Le vrai nom du roi Abdallah de Jordanie est Abdallah Surmonbidet. Vrai ou faux ?» Quatre candidats, puis trois, deux et un, qui remporte ou pas 10 000 euros. Et les marches du titre ? C'est là où le concept est balèze : le finaliste gravit trois marches, autant que de questions jusqu'au gros lot. Machiavélique, hein ?

«Salut, mon p’tit Pote !»

Certes, on sent, à la direction de TF1, une certaine fébrilité mais tout même. Dix ans et 3 500 émissions pour s'apercevoir qu' Attention à la marche sonne légèrement creux, c'est un peu longuet. Attendez, car là, on ne vous a décrit que le squelette du jeu. Autour, il y a la chair, la peau, les bourrelets qui en font l'émission magnifique de Paulette. D'abord, il y a Jean-Luc Reichmann. Celui qui a donné de sa personne au point de devenir rien moins que l'animateur préféré des Français pendant de longues années et jusqu'à 2010 où, cruel destin, il vient de se faire coiffer par son rival Nagui. Pourtant, il n'est pas avare de lui-même, le G.O. Reichmann. Il saute, bondit, virevolte, esquisse quelques pas de danse, entonne un air, taquine les dames et chambre les messieurs. Et tout aussi naturellement, Reichmann taille le bout de gras avec les Potes. Oui, les Potes. C'est le nom des pustules roses qu'on vous disait plus haut. Soyons honnêtes, on dirait plutôt des savonnettes. Mais avec des pieds. Et des bras. Et une bouche. Et des yeux, aussi. Au bout de 3 500 émissions, on n'a toujours pas saisi la fonction de ces personnages grossièrement animés qui se baladent en bas de l'écran, jouent de la guitare, dansent, comptent vaguement les points. Quand Reichmann pose une question à base de chien, il n'est pas impossible qu'un Pote apparaisse, sortant d'une niche avec un os. Voilà. C'est tout. Mais ça ne rebute jamais Reichmann qui papote (hum) sans cesse avec ses Potes ( «Salut mon p'tit Pote !» ). Car c'est un gars simple, Jean-Luc, qui ne masque pas la tache de vin sur son nez. Ça lui donne un air biscornu, normal quoi.

«La question coquine-houuu»

Contrairement à un Christophe Dechavanne qu'on sent, dans la Roue de la fortune , toujours au bord du candidaticide, Reichmann, lui, les aime -ou alors il fait bien semblant. Sa Maryline infirmière, son André retraité, son David commercial en sex-toys, son Cyril qui travaille dans les ambulances à Marseille. Ses gros, ses vieux, ses cabossés. Le mercredi, les candidats sont des enfants (ah, leurs délicieux mots quand Jean-Luc leur demande comment on fait les bébés), et le dimanche, des people , enfin Houcine de Star Ac , ou Lucienne, Vamp survivante du calamiteux duo comique.

Tous l'appellent «Jean-Luc» , c'est comme un ami à qui on peut tout dire. Et ils lui disent tout. C'est le plus gros ressort d' Attention à la marche  : les anecdotes des candidats. Il y a André qui a cassé un goupillon en plein enterrement, ou Carole dont l'époux ne s'est pas souvenu la date de leur mariage. Surtout, il y a «la question coquine-hooouuu» . C'est le hululement émoustillé du public à l'annonce de la rituelle et quotidienne «question coquine» . Style : «Sur 100 femmes, combien pensent qu'un excès de vitesse vaut mieux qu'une panne sèche ?» Hooouuu, fait le public qui s'est levé pour danser sur You Can Leave Your Hat On , de Joe Cocker, la BO de 9 semaines et demi étant, en télévision, le générique officiel de l'érotisme.

Et ainsi va Attention à la marche , jusqu'à la dernière, bientôt, au rythme des chansons (Carlos, Jean Ferrat… qui provoquent le même balancement dans le public), au rythme du calendrier, des jours fériés (le 8 mai, «jour de la Victoire» , la cagnotte passe à 50 000 euros), des anniversaires (le 5 mai, on n'oublie pas Bernard Pivot). A la fin, avec Paulette, on versera une larme. Oui, bon, d'accord, une larmichette.

Paru dans Libération du 15 mai 2010

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