Au Guatemala, le plomb d’«Alma»

par Isabelle Hanne
publié le 26 octobre 2012 à 10h42
(mis à jour le 26 octobre 2012 à 10h43)

Alma, l'âme en espagnol, a vendu la sienne pendant cinq ans à un diable terrible et protéiforme : une mara , l'un de ces gangs du Guatemala, le pays aux 18 meurtres par jour. Cette jeune femme de 27 ans, abîmée, rescapée, livre le récit de son naufrage dans Alma, une enfant de la violence , documentaire diffusé sur le Web et sur Arte. Aujourd'hui en ligne , sa version linéaire sera, elle, à l'antenne le 1er novembre.

C'est Alma elle-même qui raconte son parcours heurté, son enfance, père qui boit, mère battue, et son entrée dans le gang à l'âge de 15 ans, par l'entremise de son petit ami. Jamais interrompue par une voix off, Alma, cheveux raides et noirs de jais, profil maya, les tatouages qui dépassent de son tee-shirt rose, l'assure : «Au sein du gang, tu n'es plus libre.» Il y faut «tuer pour être aimée» . Elle est parfois au bord des larmes, mais soutient avec force le regard de la caméra. Consciente que jusqu'ici, «aucun membre de gang n'[avait] eu l'occasion de s'exprimer» .

Le webdocumentaire repose sur une construction très simple, sur deux niveaux, comme deux écrans qui se superposent. Le premier pose Alma et son témoignage au centre du cadre. Mais on peut faire descendre cet écran et glisser vers le niveau supérieur, tout en conservant la voix de la jeune fille. Ce niveau, plus impressionniste, propose des évocations liées au témoignage d’Alma, avec le superbe travail vidéo et photo de Miquel Dewever-Plana (Agence Vu), l’un des réalisateurs du docu, et les troublantes illustrations, feutre et aquarelle, du bédéiste Hugues Micol.

Portraits de jeunes tatoués du front au menton, gosses qui flânent dans les allées grises des bidonvilles, scènes de violences que suggère sans voyeurisme le dessin… «C'est comme quand quelqu'un te raconte une histoire, et que tu te mets un peu à divaguer , développe Alexandre Brachet, fondateur d'Upian, l'agence qui coproduit Alma pour cette nouvelle collaboration avec Arte ( Gaza-Sderot , Prison Valley ). On a voulu une interactivité très douce, de haut en bas, comme deux films qui roulent en même temps.» L'internaute-spectateur, sur son ordinateur ou sa tablette, peut rester sur le niveau du témoignage ou alterner, à loisir, avec le niveau supérieur, «pour accéder à une nouvelle forme de récit» , précise le webdoc.

Le webdocu est sur deux niveaux, comme deux écrans qui se superposent.

Les mots d'Alma, et ses nombreux silences, ouvrent sur les souvenirs de sa vie dans le gang, et ses rituels. La vie des jeunes du Guatemala est un effroyable recommencement, sans autre exaltation que l'ivresse de la violence et l'illusion d'exister qu'apportent les maras . La drogue a gangrené la justice, la police, la politique. Chaque aspect est abordé par la jeune fille, mais le documentaire ne cherche pas à se donner des airs didactiques. Le témoignage à deux étages d'Alma est surtout une expérience sensible, quasi cinématographique.

En plus du webdoc à proprement parler, la version en ligne propose quatre modules vidéo, qui éclairent sur le contexte : l'histoire du Guatemala, la violence, les maras … Ces modules, ainsi que les illustrations, sont intégrés dans la version télé. Celle-ci part exactement du même matériau -- le témoignage d'Alma --, mais son montage diffère. Le webdocumentaire, par exemple, commence par une insoutenable description d'un viol collectif suivi d'un meurtre au tesson de bouteille. Le docu linéaire, lui, laisse d'abord Alma présenter les motivations de son témoignage. Et la pose en rescapée, puisqu'on la voit arriver en fauteuil roulant : alors qu'elle voulait quitter sa clique et changer de vie, ses anciens compagnons l'ont poignardée et laissée pour morte. Elle est depuis paraplégique.

En ligne ou linéaire, le docu ne cherche cependant jamais à exonérer Alma de ses crimes. Sa confession, unique et sans concession, a été obtenue au prix d'un long travail de mise en confiance, et d'une très bonne connaissance du pays par les auteurs du documentaire. Miquel Dewever-Plana, le coréalisateur, arpente le Guatemala depuis plus de quinze ans. Ces derniers temps, il y passe la moitié de l'année. «Très vite, je me suis rendu compte qu'Alma avait une personnalité hors du commun , affirme-t-il. Son histoire, c'est celle de toute une jeunesse perdue du Guatemala. Le problème des gangs, c'est l'arbre qui cache la forêt.» La journaliste Isabelle Fougère l'a rejoint en 2009 sur le projet (1). Et, pour elle, «Alma est une femme en quête de rédemption, qui pose la question de la deuxième chance» .

Les webdocumentaires ont ceci d'imparfait qu'ils demandent souvent une trop grande implication du spectateur dans le récit, qu'ils fragmentent trop la narration, au détriment d'un véritable regard d'auteur. Avec sa navigation limpide, son récit linéaire, et ses narrations chorales -- photo, vidéo, dessin, mais aussi musique originale --, Alma parvient à trouver un saisissant point d'équilibre.

(1) Avant le webdoc, ils avaient déjà écrit le livre Alma , éd. Le Bec en l'air.

Paru dans Libération du 25 octobre 2012

Alma, une enfant de la violence de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère

_ Sur Alma.arte.tv et le 1er novembre sur Arte à 23 h 15.

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