Benjamin Bayart : «La neutralité du net, un pilier des libertés » (2/2)

Pour le président de FDN, le réseau français souffre d'être contrôlé par un petit nombre d'opérateurs. Il milite pour un accès libre et non filtré.
par Astrid GIRARDEAU
publié le 21 août 2009 à 12h14
(mis à jour le 18 décembre 2009 à 12h46)

Le 30 mars dernier, SFR, filiale de Vivendi, résiliait le contrat de collecte de FDN (French Data Network) , le plus vieux fournisseur d'accès Internet (FAI) français. Vengeance politique ou non (FDN s'est opposé publiquement à la loi Création et Internet), selon le président de l'association, Benjamin Bayart, cette affaire soulève surtout deux points : l'état du marché des télécoms ( lire partie 1 ) et la question fondamentale de la neutralité des réseaux .

Quel est le lien entre votre affaire et la neutralité du net ?

_ Vivendi est en train de purger Internet de ses derniers morceaux indépendants pour bien s'assurer que le Minitel 2.0 puisse s'imposer . Que Vivendi, qui est un opérateur de contenus, décide de ce que doit être le marché des télécoms, ce n'est pas normal. Et s'il parvient à faire son grand ménage, accompagné par Orange et Bouygues, notre accès ADSL va de plus en plus ressembler à ce qu'on connait en GSM. Avec des partenaires commerciaux et non pas des services innovants choisis par l'utilisateur.

France Télécom a une offre à laquelle il est tenu par l' ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Pour le reste, c'est SFR qui fait la loi. Et se dire que c'est SFR qui va faire le marché de l'accès à Internet quand on voit ce que SFR entend par accès à Internet.... Car l'«Internet mobile» qu'on a sur les téléphones portables, c'est tout ce qu'on veut sauf de l'accès à Internet ! Et c'est en contradiction avec un bon paquet de lois. Dont celle sur la concurrence, celle sur la neutralité du réseau...

En quoi est-ce contraire à la concurrence ?

_ Si on me vend de l'accès Internet illimité et que je l'utilise pour de l'accès à la téléphonie, c'est mon problème. Maintenant si le marchand d'accès à Internet m'interdit d'utiliser la téléphonie d'un autre opérateur, c'est une entrave à la concurrence. Or SFR m'empêche d'utiliser Skype . C'est parfaitement interdit. C'est contraire aux textes européens sur la libre concurrence.

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«L'«Internet mobile» qu'on a sur les téléphones, c'est tout ce qu'on veut sauf de l'accès à Internet»

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Ce bridage n'est pas légal ?

_ Selon l'article L 32-1 du Code des Postes et Communications Électroniques

(CPCE)... , non. L'opérateur doit être neutre vis-à-vis du contenu transporté: d'où qu'il vienne, où qu'il aille et quelle que soit son utilisation. D'un autre côté, les opérateurs l'écrivent dans leurs contrats.

Il faudrait que de plus en plus de gens se plaignent. Il ne faut surtout pas essayer auprès de SFR (la hotline n'y comprendrait rien). Ni aller au tribunal : ça coûte une fortune, et on va vous rembourser deux kopecks, la moitié de votre abonnement, en vous disant qu'effectivement votre accès est dégradé. La seule voie intéressante est l'ARCEP. Ils ont un service consommateurs que l' on peut facilement contacter sur le thème : «Dans mon accès Internet mobile, je n'ai pas telle chose et telle chose et j'estime que ça n'est pas normal. Qu'est-ce que vous pouvez faire pour moi ? etc.» A priori, au-delà de deux coups de fil par jour, ils se sentent submergés. Et deux coups de fil par jour, ce n'est pas beaucoup....

Et en quoi est-ce contraire à la neutralité des réseaux ?

_ Même punition. Je n'ai pas le droit d'utiliser Skype : c'est du filtrage. Quand vous regardez ce qu'ils offrent en illimité, il y a en fait une liste exhaustive de services autorisés. Ce n'est pas du réseau, ce n'est pas neutre.

Et ces limites sont donc stipulées dans les contrats ?

_ Oui. Ils écrivent que l'accès est illimité pour accéder à Gmail, Hotmail, MSN, Yahoo Messenger, Facebook, etc. Mais par exemple vous n'y trouverez pas de sites mettant librement à disposition de la musique et de la vidéo. Il suffit de regarder les publicités dans le métro pour les clés 3G. En bas de l'affiche, sur 1 cm de haut, il y a quarante petites lignes. De loin, on croit que c'est un fond gris,mais non. C'est la liste de ce qui est autorisé, pas autorisé, plus cher, moins cher, en option, etc. Au final, l'offre illimitée est limitée à certains services, à certaines heures, si la météo le permet et s'ils en ont envie. C'est délirant. A mon sens, à deux doigts de la publicité mensongère. Et en tout cas parfaitement contraire au CPCE.

Alors que le débat fait rage depuis des années aux Etats-Unis, le sujet de la neutralité du net commence seulement à intéresser les politiques français. Par exemple Nathalie Koziuscko-Morizet. Et, selon elle, offrir un nombre limité de services sur un téléphone n'est pas une atteinte à la neutralité...

_ Elle estime que ce n'est pas un problème car c'est annoncé dans le contrat. C'est la position de Malcom Harbour sur le Paquet Télécom. Celle de dire, une fois traduit en bon français, que vendre des yaourts au plomb et au mercure n'est pas un problème du moment que c'est écrit sur le pot. Je suis désolé, mais ça n'est pas satisfaisant. Il faut deux doigts de cohérence ! D'autant qu'ici, cela ne fait aucun doute. Techniquement, le réseau n'est plus neutre puisque c'est le réseau qui choisit les contenus qu'il veut bien laisser passer. Après que les politiques proposent d'autres définitions technico-commerciales, c'est leur souci.

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«Un réseau non-neutre est à un jet de pierre d'une informatique non-libre»

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Quels sont les enjeux ?

_ Pour faire comprendre la neutralité des réseaux, j'aime expliquer que c'est un peu comme la séparation des pouvoirs. Que les pouvoirs soient séparés et équilibrés n'est pas une liberté fondamentale en soi. Mais on sait qu'à chaque fois qu'ils ne le sont pas, il n'y a plus de libertés. C'est-à-dire que les libertés, tel le droit à un procès équitable, sont adossées à ces piliers que sont la séparation et l'équilibre des pouvoirs. D'ailleurs, quand le Conseil Constitutionnel s'y réfère dans ses décisions, il ne parle pas de liberté fondamentale ; il dit simplement qu'un pays qui n'a pas de séparation des pouvoirs n'a pas de constitution.

La neutralité des réseaux aurait ce même rôle ?

_ Oui. Elle est un pilier très clair des libertés fondamentales. Quand on regarde les conséquences quand la neutralité du net n'est pas respectée, on retrouve un mode de fonctionnement très similaire. De nos jours, l'accès à Internet non-filtré est la condition indispensable pour pouvoir exercer la liberté d'expression , la liberté d'information, la liberté de communication. C'est la décision du Conseil constitutionnel sur la loi Hadopi.

Autre point touché : la libre concurrence. Pas dans le sens de capital débridé, mais de libre choix. S'il n'y pas de neutralité des réseaux, alors la technique de raccordement au réseau peut devenir brevetée, propriétaire, fermée. C'est fondamental, car ça veut dire qu'il n'y a plus de choix en matière d'ordinateur ou de logiciel. Exemple type : vous ne pouvez pas accéder au réseau Internet des opérateurs mobiles avec l'équipement de votre choix. Un réseau non-neutre est à un jet de pierre d'une informatique non-libre, où on n'a pas le choix des logiciels, des ordinateurs, des matériels, ou des technologies.

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«Le minitel a été innovant quinze jours»

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Qu'est-ce que ça implique directement ?

_ On sait ce que donne un réseau non-neutre en termes d'innovation. L'exemple type est le minitel. Ca a été innovant quinze jours. On a eu 3615 SNCF, le minitel rose, et l'inscription à l'université. Et puis, rien. Il a vécu environ 20 ans avec 0% d'innovation. Or la liberté de pouvoir monter un service concurrent aux services existants avec peu de moyens, à n'importe quel moment, et depuis n'importe où, c'est ce qui fait l'innovation sur le net. Le fait que cinq gus dans un garage peuvent lancer Google ou Facebook. Et que ces cinq gus peuvent se battre pied à pied avec n'importe quel géant et gagner. Il y a quelques années, ce n'était pas couru d'avance que Google prendrait le pas sur Microsoft. Or, c'est en cours. Et le prochain qui prendra le pas sur Google, ce sera aussi le fruit de deux illuminés dans une piaule d'étudiants.

La neutralité influence aussi l'accès aux contenus...

_ C'est l'autre conséquence. On peut presque dire que, par définition, il n'est pas possible d'accéder aux contenus de son choix sur un réseau non-neutre. Je ne peux lire que les journaux qu'on veut bien me laisser lire, ne regarder que les films qu'on veut bien me laisser regarder, n'accéder qu'à l'information qu'on voudra bien m'imposer, etc.

Ou bien dans des conditions différentes...

_ Oui. C'est-à-dire que si j'ai envie de lire Libé , c'est trois fois plus cher que le Figaro . Le Canard Enchaîné n'est pas disponible, etc. Le pilier de la neutralité du réseau est donc vraiment quelque chose d'important. Quand le Conseil constitutionnel donne une valeur constitutionnelle a la liberté de l'accès à Internet, je pense qu'il est encore légèrement à côté du jugement. Il a bien compris qu'il y avait là quelque chose d'essentiel, mais il n'a pas encore repéré que si cet accès est filtré, biaisé, truqué, il porte atteinte à ces libertés.

Ca n'était peut-être pas le cadre ?

_ Tout à fait. Mais la question se posera. Et il sera important qu'elle soit posée.

Sur le même sujet :

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_ - Bruxelles : pour un Internet neutre et ouvert

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