Bercy, vigie des brevets d’Alcatel-Lucent

par Catherine Maussion
publié le 19 décembre 2012 à 11h28

Peut-on encore sauver les brevets d’Alcatel-Lucent ? L’annonce vendredi que le prêt de 1,615 milliard de dollars (1,227 milliard d’euros) consenti par Goldman Sachs et Credit suisse à l’équipementier était gagé sur son portefeuille de propriété intellectuelle alimente les inquiétudes sur l’avenir de cet ex-fleuron en péril. Car qu’adviendra-t-il de ces précieux brevets en cas de défaut de remboursement ?

Mobilisé sur le dossier depuis plusieurs mois, Bercy expliquait hier rester «dans une démarche de vigilance et non de contestation de la stratégie du conseil d'administration» . Le contrat n'entrera en vigueur que le jour où il sera «syndiqué», c'est-à-dire lorsque les banques se porteront acquéreurs de la dette.

D'ici là, Bercy veut travailler très vite avec la Caisse des dépôts (qui détient 3,6% d'Alcatel-Lucent) à «des solutions d'accompagnement pour sécuriser l'entreprise et lui donner plus d'agilité» . Elles pourraient passer par des cessions d'actifs à un regroupement d'industriels, avec l'appui d'une participation minoritaire de l'Etat, via le Fonds stratégique d'investissement. Aussi à l'étude, une valorisation des brevets via une stratégie de vente de contrats de licence qui permettrait au groupe de rester propriétaire des brevets tout en tirant des revenus de leur exploitation.

Vendredi, l'annonce de l'accord passé avec Goldman Sachs était tombée en pleine séance du comité d'entreprise européen, alors qu'une procédure de réduction d'effectif, via un plan massif de 1 350 départs sur la France et 3 300 en Europe, venait d'être lancée. Selon différents témoins, elle a laissé les salariés tétanisés. «Nous avons vu avec Nortel ce que devient une firme qui se sépare de ses brevets , a réagi hier Isabelle Guillemot, secrétaire du comité européen interrogée par Libération . C'est très inquiétant que l'on se mette entre les mains d'un Goldman Sachs. Nous avons affaire à des prédateurs.»

La rumeur de cette cession potentielle de la propriété intellectuelle en échange d’une avance de fonds circulait depuis des semaines, mais la direction avait évacué la question, a précisé la syndicaliste.

Le précédent de Nortel, un équipementier canadien dépecé au milieu des années 2000, reste dans les mémoires. Et pour cause, puisque sa branche 3G avait été reprise par Alcatel. L’an dernier, les 6 000 brevets mis aux enchères après la déconfiture de Nortel ont atterri dans l’escarcelle du consortium Rockstar -- une entité rassemblant Ericsson, Microsoft, RIM, etc. -- pour la somme considérable de 4,5 milliards d’euros. Et le mois dernier, on apprenait que 1 000 de ces brevets étaient passés dans les mains d’Apple. Un dépeçage en règle de la R & D de l’équipementier que le gouvernement cherche absolument à éviter et ce d’autant plus que 40% de la valeur des licences se situe sur le Vieux Continent. Au total, le portefeuille de 29 000 brevets détenus par Alcatel-Lucent est évalué à 5 milliards d’euros, un chiffre que la direction de l’équipementier refusait cependant de confirmer hier.

Les salariés sont également très inquiets devant la concentration grandissante de l'activité d'Alcatel-Lucent aux États-Unis, la patrie de Lucent (racheté par Alcatel en 2007), où l'américain compte ses plus gros clients, comme les opérateurs ATT et Verizon. Souci supplémentaire, selon Hervé Lassalle de la CFDT : «Le prêt est consenti à la filiale américaine d'Alcatel-Lucent. Comme si tout était conçu pour que le risque soit porté par l'Europe avec un bénéfice qui ira aux Américains.»

Paru dans Libération du 18 décembre 2012

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