Bienvenue dans l’hyperréalité

par Marie Lechner
publié le 31 janvier 2011 à 13h40

Pour pénétrer dans la cuisine il faut d'abord, d'un geste aérien de la main, baisser le niveau publicitaire afin de se frayer un chemin à travers le mur de logos clignotants qui s'érige devant nous. En vision subjective, façon jeu vidéo, on se dirige vers la bouilloire. Des écrans virtuels interactifs à la Minority Report apparaissent. On tape «tasse de thé» sur le clavier immatériel et le système nous assiste pas à pas dans cette opération délicate, affichant les éléments nécessaires (ainsi que la possibilité à tout moment d'acheter ce qui pourrait manquer). «Prendre un sachet dans le bocal, le mettre dans le bol» en suivant la flèche qui indique le chemin. Exécuter une action aussi routinière s'avère un vrai chemin de croix, à naviguer dans cet environnement claustrophobique saturé d'informations. Une voix de synthèse nous guide vers le réfrigérateur pour sélectionner une bouteille de lait. Pendant que l'eau chauffe, on prend des nouvelles de son réseau social. Il se déploie dans la pièce avec ses myriades de photos d'amis et de messages qui s'affichent en temps réel.

Avant-goût réaliste ou vision d'horreur d'un futur hypermédiatisé ? La vidéo Domestic Robocop de Keiichi Matsuda imagine, dans une version hyberbolique, à quoi pourraient ressembler les environnements en réalité augmentée (RA) et la manière dont notre expérience de la vie domestique pourrait être transformée à l'ère de l'information ubiquiste.

La réalité augmentée est cette possibilité de superposer à l'espace physique une couche d'informations virtuelles accessible via les outils mobiles. Matsuda a commencé à faire des films durant son master d'architecture consacré à l'espace augmenté. Sa série en cours de vidéos lui permet d'extrapoler ses recherches, de comprendre, de construire et de représenter l'espace. Remarquées dans de nombreux festivals comme One Dot Zero ou la biennale de design de Saint-Etienne, ses courts métrages spéculatifs et satiriques questionnent ce monde futur «hyperréel» où les distinctions entre physique et virtuel auront disparu. Son deuxième film, Augmented City 3D , à voir en relief avec des lunettes bicolores, se penche sur l'espace urbain.

Là encore, la ville dans laquelle se déplace le citadin est remplie de signes, d'icônes, d'infographies qui flottent dans les airs et médiatisent constamment la relation entre l'habitant et ce qui l'entoure. Les pubs ciblées collées à ses basques, il se déplace dans un nuage de données (humeur, météo, playlist, profil) qu'il peut consulter et mettre à jour constamment. La RA lui permet également d'agir sur la ville selon ses désirs, transformer des hangars en demeures victoriennes, les couvrir de graffiti, ou fleurir un trottoir… C'est ce mélange d'excitation et de terreur générées par ces technologies émergentes qui intéresse Matsuda , comme il l'explique sur le site Serial Consign . D'après lui, ce ne sont plus les architectes qui sont moteurs dans notre expérience de la ville, mais les programmeurs et les designers d'interaction chargés de nous aider à naviguer dans ce tsunami d'informations. «L'architecture des villes contemporaines ne peut plus être simplement réduite aux bâtiments et aux paysages, les espaces synthétiques créés par l'information numérique que nous collectons, consommons et organisons prennent de plus en plus d'importance. Une interface immersive pourrait devenir partie intégrante du monde que nous habitons au même titre que les bâtiments qui nous entourent.»

Paru dans Libération du 29/01/2011

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