Menu
Libération

Bourbaki, l’équation collective

par Philippe Douroux
publié le 2 août 2012 à 11h34

Silencieux, les Ernest tournent en rond au centre de la cour carrée. Les poissons rouges, pensionnaires à vie de l'Ecole normale supérieure, rue d'Ulm à Paris, n'ont rien à dire sur rien. Montez dans les étages, trouvez un mathématicien et dites-lui : «Nicolas Bourbaki ?» Un sourire un peu crispé s'installe sur son visage et rien ne sort. Vous êtes face à un Ernest échappé du bassin.

Faites quelques pas pour vous rendre à l'institut Henri-Poincaré (IHP). Là, vous croisez son président, Cédric Villani , médaille Fields (2010), l'équivalent du Nobel de mathématiques. Posez-lui la question : «Bourbaki ?» Le plus élégant des mathématiciens -- il ouvre la voie vertigineuse du dandy gothique --, adopte illico la stratégie de l'Ernest. «Disons que je peux vous mettre en contact avec lui…» Prenez Antoine Chambert-Loir, professeur à Rennes. Chacun sait qu'il en est. Lui, s'amuse : «Personne ne peut revendiquer une chose pareille.» Et vous tournez en rond.

Quelques Bourbakistes connus. Montage DR.

Nicolas Bourbaki signe des livres , le dernier est paru l'an dernier, tient un site internet , au charme minimaliste épisodiquement mis à jour, et dispose d'une adresse mail sommeillant. Mais, comme le précisait Henri Cartan dans une note biographique destinée à l'Académie des sciences : «N. Bourbaki, devenu quelque peu misanthrope, se refuse à voir qui que ce soit hormis les collaborateurs qu'il a lui-même choisis. C'est ce qui a donné cours à la légende d'après laquelle il ne serait qu'un simple pseudonyme […]»

La première trace de Bourbaki remonterait aux années 20. Un élève de Normale sup se grime en professeur cacochyme et captive son auditoire avec une démonstration, aussi incompréhensible que rigoureuse, du théorème de Bourbaki, mathématicien aussi imaginaire que son théorème. Le nom sera repris au milieu des années 30, quand Henri Cartan , éminent mathématicien, futur membre de l'Académie des sciences et militant actif des droits de l'homme, se fait dadaïste pour décrire la vie de Nicolas Bourbaki.

Henri Cartan, lors du séminaire Bourbaki de 1989. Vidéo disponible sur le site de la Vidéothèque du CNRS .

Crétois d’origine, il a suivi les cours des plus grands, Hilbert à Göttingen et Poincaré à Paris. Ballotté par la révolution bolchevique, le pensionnaire de l’Académie royale de Poldévie, un pays chimérique situé nulle part dans le Caucase, se retrouve en France où il décide de reconstruire la mathématique. Vaste programme. Voilà Ubu, roi de la mathématique. Car, détail fondamental, il ne parle pas des mathématiques, mais de «la» mathématique. Il n’y a, à ses yeux, pas des maths au service des autres sciences. Il y a la mathématique à la place que lui avait assignée Platon, et précisant que celui qui recherche la vérité devait d’abord être géomètre.

Les premiers collaborateurs recrutés par Bourbaki, en 1935, se réunissent dans une brasserie parisienne, située au 63, boulevard Saint-Germain. Le temps passant, les burgers de Quick ont supplanté le jambon-beurre-cornichons. Il y a là Henri Cartan, notre biographe, André Weil, le frère de Simone, Szolem Mandelbrojt, futur professeur au Collège de France, Jean Delsarte, qui servira longtemps de comptable personnel à Nicolas Bourbaki, et «l'Adjudant», Jean Dieudonné, chargé de gendarmer ses camarades, aussi à droite que son voisin Claude Chevalley était à gauche. Chacun peut poursuivre un travail original, établir un théorème à son nom, quand Bourbaki s'attache à recréer un langage commun et à expliciter ce que la communauté mathématique considère comme acquis.

Leur objectif: faire tomber les vieilles barbes de la Sorbonne, les mandarins installés. A l'attaque frontale, ils préfèrent la ruse et le camouflage. Ils se rangent donc derrière le masque de Bourbaki. Les règles de fonctionnement s'imposent à tous : personne ne peut se réclamer de Bourbaki, le travail est collégial et à 50 ans, on se retire. On travaille ensemble, on publie ensemble et on disparaît ensemble derrière la signature collective. Combien ont accepté ? Une cinquantaine, et pas des mathématiciens pour terminales. Nicolas Bourbaki a compté dans ses rangs au moins sept médailles Fields, quelques professeurs au Collège de France et un carré d'académiciens. Leur œuvre s'appellera : Eléments de mathématique . Et pour que les choses soient bien claires, Bourbaki reprend l'intitulé d'Euclide, compilateur génial, ou auteur collectif, nul ne le sait, des Eléments de géométrie . La collectivisation de l'écriture sera implacable.

Trois fois par an, Madame Bourbaki, la secrétaire détachée par le CNRS, prépare les valises pour des «congrès» bucoliques. Madame Hélène Bourbaki, deuxième du nom, qui suivra les travaux de ces doux dingues de génie entre 1959 et 1979, prépare les manuscrits à relire, ajoute des boules de pétanque et des sucettes. Les boules pour les pauses, les sucettes pour les longues séances de travail, réalisées entre 9 heures et 23 heures.

Concrètement, les collaborateurs de Bourbaki forment un cercle. Chacun a entre les mains le travail rédigé par l’un d’entre eux. Un autre s’en empare pour le lire lentement et à haute et intelligible voix. Chacun s’autorise à interrompre la lecture si quelque chose lui semble manquer de clarté ou, pire, erroné. Et là, gare aux âmes sensibles, le mathématicien perd toute éducation et les engueulades se succèdent jusqu’à ce qu’un consensus émerge. Un troisième rédige la version publiable. De cette terrible mécanique sortira une trentaine de volumes reprenant toute la mathématique, partant de la théorie des ensembles, jusqu’à des théories spectrales, en passant par deux volumes consacrés à la topologie générale et cinq volumes à l’algèbre. Si, au congrès, Nicolas Bourbaki n’invite que ses collaborateurs, il ouvre très largement les portes des séminaires. A dire vrai, tout le monde peut y assister mais si, néophyte, vous vous installez dans l’amphi Hermite de l’IHP, c’est vous qui serez instantanément transformé en Ernest.

Là encore, l'individu se met au service de la communauté mathématique puisqu'il doit synthétiser des travaux d'un autre. Etienne Ghys, capable d'éveiller l'intérêt pour les maths dans le cerveau d'un poisson rouge, professeur à l'ENS de Lyon, se souvient d'avoir travaillé une année entière pour ramener à 30 pages une somme de mathématiques sur les groupes aléatoires de 300 pages signées Misha Gromov .

Bourbaki est-il mort ? Oui, si l'on en croit Libération du 26 avril 1998 . Pierre Cartier, collaborateur, annonce que l'aventure est finie. Non, si l'on s'en tient à ses publications. Si les collaborateurs actuels parviennent à aller au bout de leur tâche, un dernier volume des travaux originaux de Nicolas Bourbaki devrait paraître en 2013 ou 2014. Après ? Les rééditions devraient être abandonnées tant la tâche paraît lourde à l'heure de la règle implacable qui s'applique à tous les chercheurs : publier ou mourir.

Il restera alors à tirer un bilan de Bourbaki. Si Etienne Ghys n'a jamais apprécié le jardin à la française dessiné par ce mathématicien aux multiples cerveaux -- lui préférant le foisonnement des jardins anglais --, il faut voir les yeux d'un enfant de Bourbaki s'illuminer. Elève à Polytechnique au milieu des années 60, Nicolas Bouleau , spécialiste critique des maths appliquées à la finance, se souvient de s'être plongé avec délectation dans les ouvrages de Nicolas Bourbaki. «Il y avait besoin d'une vision globale… Bien sûr, vous pouvez taper dessus parce qu'il ne s'est pas intéressé aux maths appliquées, parce qu'il a négligé la logique ou les probabilités, mais quel travail accompli !» souligne le probabiliste, qui se remémore les exercices : «C'est d'une incroyable richesse !» Et tout ça pour pas un rond, peut-on ajouter. L'aventure n'a coûté à l'Etat que le poste de Madame Bourbaki, aujourd'hui prénommée Viviane, un bureau à l'ENS, et n'a rien rapporté aux collaborateurs, doux dingues épris de LA mathématique, vous dit-on.

--

Publié dans «Libération» du 24 juillet.

Demain : Alan Smithee.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique