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Libération

Bradley Manning, «Gorge profonde» de WikiLeaks

Fils de militaire, gay, mal dans sa peau, le soldat est suspecté d’avoir transmis les rapports de l’armée américaine en Afghanistan au site d’information.
par Lorraine Millot
publié le 29 novembre 2010 à 13h16

Le «traître» est homosexuel. Jeté à la rue quand son père découvrit qu’il était gay, puis frustré, à l’armée, d’être obligé de se cacher… Les flots de détails sortis ces derniers jours sur la personnalité de Bradley Manning, 22 ans, suspecté d’avoir passé à WikiLeaks des dizaines de milliers de rapports internes de l’armée, sont en train de donner une nouvelle dimension à l’affaire.

Pour les militants homosexuels, c'est bien la preuve que la loi «Don't ask, don't tell» («Ne demande pas, ne dis pas»), qui permet aux gays de servir dans l'armée américaine à condition de cacher leur orientation sexuelle, est vicieuse et ne peut qu'engendrer des drames. Pour les conservateurs, c'est au contraire la démonstration que les homosexuels sont une «bombe à retardement» dans les rangs de l'armée. Barack Obama «met en danger la vie de soldats américains» , il risque de «mener les Etats-Unis à la défaite» et à de nouveaux attentats, en voulant abroger cette loi, plaide le très conservateur Cliff Kincaid.

Bradley Manning, emprisonné depuis mai pour avoir transmis à WikiLeaks la vidéo de soldats américains abattant des civils irakiens comme dans un jeu, et maintenant suspecté d'avoir aussi remis au site les carnets de guerre de l'armée en Afghanistan publiés en juillet, est originaire de la Bible Belt. Il est né à Crescent, une petite ville de l'Oklahoma où, résumait-il à ses amis, «il y a plus de bancs d'église que de gens» . Son père est militaire, sévère mais souvent absent. Sa mère est galloise et semble avoir eu du mal à se faire à l'Amérique. En 2001, elle divorce et emmène son fils, alors âgé de 13 ans, poursuivre sa scolarité au pays de Galles.

Dans l'Oklahoma comme au pays de Galles, Bradley laisse à ses camarades de classe le souvenir d'un garçon réservé, qui passe son temps devant son ordinateur «pour décoder les jeux vidéo plutôt que les jouer» , mais qui défend des opinions très arrêtées et se révolte facilement. Dans l'Oklahoma, il refusait de réciter le vers qui se réfère à Dieu dans le serment d'allégeance au drapeau américain. Et si un professeur tentait de le raisonner, «il se vexait et claquait les livres sur son pupitre» , a raconté une ancienne camarade de classe. «Il se mettait vraiment en furie et le professeur disait alors : "Ok, Bradley, tu sors"» . Dans son lycée gallois, ses camarades le suspectent déjà d'être attiré par les garçons et lui infligent les quolibets coutumiers. «C'est sans doute la pire expérience que l'on puisse faire, a rapporté Rowan John, un camarade homosexuel de ses années lycée. Etre différent au milieu de nulle part, comme je l'étais ou comme Bradley l'était, c'est comme revenir au temps du Moyen Age.» Renvoyé par sa mère aux Etats-Unis après le lycée, Bradley est mis dehors par son père lorsqu'il découvre son homosexualité. A ses amis, plus tard, il raconte avoir vécu quelque temps dans sa voiture, enchaînant les petits boulots où, là encore, il se distingue par ses coups de gueule. Le patron d'une petite entreprise informatique, qui l'a brièvement employé, se souvient d'un garçon très doué pour la programmation mais avec «la personnalité d'un éléphant dans un magasin de porcelaine» .

En 2007, il s'engage dans l'armée, comme un ami gay et soldat le lui a recommandé, espérant y trouver enfin sa place. Les militaires reconnaissent ses compétences en matière informatique, le dirigent vers une carrière d'agent de renseignement et l'envoient en Irak. Mais de nouveau, Manning a du mal à cacher son homosexualité comme il est censé le faire en vertu de la loi «Don't ask don't tell» . A ses amis extérieurs à la caserne, il raconte les allusions et moqueries que se permettent les autres soldats à son égard. Ses supérieurs l' «ignorent» , se plaint-il dans un mail, «sauf pour [lui] demander :"Apporte-moi du café, puis balaie le sol."» Si Manning est bien celui qui a fait sortir les documents confidentiels sur l'Irak et l'Afghanistan, comme le suspecte l'armée, ce n'est pas seulement par opposition contre ces guerres, mais aussi parce qu'il était «en colère» contre son entourage militaire, a confié un autre ami, anonyme, retrouvé par CNN.

Avant de partir en Irak, Bradley Manning était tombé amoureux d'un étudiant à Cambridge, musicien et drag queen, qui l'avait introduit dans un cercle d'amis, gauchistes et pirates informatiques, en qui il avait enfin trouvé des alter ego. A en croire sa page Facebook, Bradley Manning aurait pourtant été déçu là aussi : il était sous le choc d'une rupture au moment de ses contacts avec WikiLeaks. En mai, il écrit sur sa page Facebook : «Bradley Manning a maintenant le sentiment déprimant de ne plus rien avoir.» Au hacker Adrian Lamo, il se vante d'avoir donné à WikiLeaks la vidéo des soldats américains en Irak, mais se décrit comme «brisé émotionnellement» et avoue «prendre des médicaments comme un dingue» . Après quelques échanges de mails, c'est Adrian Lamo qui l'a dénoncé au FBI. Actuellement détenu sur la base de Quantico, en Virginie, Bradley Manning risque cinquante-deux années de prison pour divulgation de secrets militaires.

Publié dans Libération le 11 août 2010

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