Brevets : l'interminable course aux poursuites

par Virginie Malbos
publié le 11 août 2011 à 18h03
(mis à jour le 4 octobre 2011 à 17h52)

A première vue, rien ne ressemble plus à une tablette tactile qu'une autre tablette tactile. C'est plat, rectangulaire, on appuie dessus et l'image bouge à l'intérieur. D'ailleurs, on préférait ne pas avoir à se poser la question de la paternité de la dite tablette, afin d'éviter de se retrouver face à un dilemme digne du «qui est arrivé le premier, la poule ou l'œuf?» ou d'une version alternative «le double clic viole-t-il le brevet sur le simple clic?» Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, et Samsung en témoignera bien volontiers. Mardi, le principal concurrent d'Apple sur le marché des tablettes a connu le plus grand revers à ce jour dans la bataille juridique qui l'oppose à l'Américain : sa Galaxy Tab 10.1 sortie la veille sur le territoire européen, a été interdite provisoirement à la vente en Allemagne, voire dans l'Union européenne. Une classique histoire de brevets? Pas tout à fait. Apple reproche à Samsung d'avoir copié le design de son iPad 2.

Le tribunal de Düsseldorf a donc émis une injonction temporaire contre Samsung, le temps de trancher le litige qui oppose les deux entreprises. La procédure pourrait durer un an, selon Florian Mueller du blog Foss Patents , et handicapera quoiqu'il arrive le perdant du jugement. Si Samsung est reconnu coupable, l'entreprise devra, selon le quotidien Handelsblatt , verser à Apple 250000 euros par infraction constatée. De son côté, «si Apple perd sa bataille contre Samsung, il devrait l'indemniser pour toutes les ventes non-réalisées à cause de l'injonction» , explique Florian Mueller. Et le manque à gagner pourrait-être de taille, car l'Allemagne n'est pas la seule concernée par cette interdiction de commercialiser et d'importer la tablette tactile. Le design de l'iPad a en effet été déposé auprès de l'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur, un organisme qui dépend de l'Union Européenne, et si le droit en matière de brevets s'applique selon chaque pays, celui sur la propriété intellectuelle s'inscrit lui à l'échelle communautaire. Face à cette sanction, Samsung n'a pas tardé à réagir et a prévenu que la société ne comptait pas en rester là. Avant de souligner que «la demande d'injonction a été déposée sans préavis et la décision a été émise sans aucune audience ou présentation de preuves de la part de Samsung» .

Apple - Samsung, une guerre d'usure

Si cette victoire inattendue d'Apple est venue de la protection de la propriété intellectuelle, ce sont les attaques autour des brevets qui rythment les relations des deux entreprises depuis avril . A l'époque, aux États-Unis, Apple avait débuté les hostilités en déposant une plainte de 38 pages contre Samsung qui détaillait, photos à l'appui, seize flagrants délits d'inspiration, dont dix concernant des viols de brevets. Il était ainsi question du design des iPhone et iPad qui aurait été copié «servilement» par les Galaxy S i9000 et le Galaxy Tab, mais aussi de leur emballage et de l'interface utilisateurs mise en place.

La porte-parole de l'entreprise, Kristin Huguet expliquait alors : « Ce n'est pas une coïncidence si les derniers produits de Samsung ressemblent beaucoup à l'iPhone et à l'iPad, de la forme du matériel à l'interface utilisateur, et même sur l'emballage. Ce genre de copie flagrante est mauvaise, et nous devons protéger la propriété intellectuelle d'Apple quand des sociétés volent nos idées » .

Et ce même si l'entreprise poursuivie possède avec vous des liens étroits. En effet, Apple est le deuxième plus gros client de Samsung derrière Sony, et lui achète des écrans, de la mémoire flash, des processeurs... Et l'intégralité des puces qui lui sont nécessaires. Mais cette dernière caractéristique devrait changer sous peu: l'entreprise américaine a signé un partenariat avec TSMC, laissant à Samsung le soin de ne fournir désormais plus que 70 à 80% de celles-ci. Un changement minime qui dénote tout de même un risque de dégradation des relations entre Apple et Samsung. Car depuis avril, les deux entreprises ont exporté leur guerre des brevets dans près de neuf pays. Et l'historique donne mal à la tête.

Sélection non exhaustive des batailles livrées en 2011

Tout d'abord, toujours en avril, Samsung a contre-attaqué, plaidant que les futurs iPhone et iPad enfreindraient 10 brevets relatifs à la technologie mobile. La firme a ainsi déposé des plaintes aux États-Unis, en Corée du Sud, au Japon et en Allemagne. Le 24 juin, Apple a alors répliqué, attaquant Samsung en Corée du Sud. L'entreprise coréenne a récidivé une semaine plus tard, requérant l'intervention de la Commission du commerce international des États-Unis (ITC). La plainte concernait les iPod, iPad et iPhone et demandait «un ordre d'exclusion permanente interdisant l'entrée aux États-Unis de tous les produits Apple qui violent» cinq brevets de Samsung sur la technologie sans fil. Dans la foulée, l'entreprise faisait volte-face en abandonnant sa plainte d'avril déposée aux États-Unis. Et fin juillet, c'est en Australie que le conflit connaissait de nouveaux rebondissements. Suite à une plainte déposée par le géant américain portant sur 10 brevets, l'entreprise coréenne a décidé de repousser la vente de sa Galaxy Tab 10.1 jusqu'au jugement rendu le 29 aout. Tablette qui selon Samsung ne serait pas la version de la Galaxy Tab 10.1 qu'ils comptaient de toute façon introduire sur le marché australien.

Android en ligne de mire?

Si l'exemple Samsung est aujourd'hui le plus flagrant, ce n'est pas la seule entreprise à bénéficier des faveurs d'Apple et à lui en offrir en retour. La firme compte entre autres sur son tableau de chasse Nokia, HTC, Motorola, Amazon et Google, et commence à prendre les réflexes d'un «patent troll» - troll des brevets - digne de ce nom. D'ailleurs, Apple aurait, selon Florian Mueller, intenté une seconde procédure en Allemagne, similaire à celle menée contre Samsung, mais concernant cette fois la Xoom de Motorola, avec qui l'entreprise fréquente les cours de justice américaines depuis octobre 2010 à cause de 40 brevets. Tandis qu'aux Etats-Unis, une plainte déposée en juillet concernant deux brevets pourrait mener en décembre, à l'occasion du rendu du jugement, à l'interdiction de l'importation des téléphones HTC utilisant le système Android.

Coïncidence ou pas, les attaques menées par Apple se dirigent en grande partie vers des téléphones et tablettes tournant sur le système d'exploitation de Google. Si Florian Muller refuse sur son blog d'y voir une campagne organisée contre Android, Google lui s'en offusque et taxe sur son blog Microsoft, Apple et Oracle d'effectuer «une campagne hostile par le biais de brevets bidons» . Le 3 août le directeur juridique de Google, David Drummond, a ainsi accusé ses adversaires «de se battre à coup de procédures au lieu d'exercer une concurrence basée sur de nouvelles fonctionnalités ou de nouveaux appareils» . Il ajoute : «Un téléphone multifonctions peut entraîner jusqu'à 250000 revendications (largement discutables) liées à des brevets, c'est une taxe que nos concurrents veulent imposer avec ces brevets douteux, et elle rendrait les appareils sous Android plus chers pour les consommateurs» . Il estime que ces droits de licence reviendraient à 15 dollars par appareil.

Mais Google n'a pas toujours été aussi prompt à attaquer ces «brevets, véritables armes à arrêter l'innovation» selon le directeur juridique. Le 29 juillet, alors que la firme venait d'acquérir 1030 brevets d'IBM, un porte parole se justifiait: «Comme beaucoup d'entreprises de technologies, nous acquérons parfois des brevets qui sont importants pour les besoins de notre activité [...] Cette acquisition reflète la volonté du groupe de décourager les poursuites judiciaires liées à la propriété intellectuelle. [...] Les litiges nuisibles sur les brevets logiciel représentent une guerre que personne ne va gagner» . Surtout pas Google, et c'est peut-être là le problème majeur qui a poussé David Drummond à dénigrer ceux-ci, en soulignant: «Microsoft et Apple se sont toujours pris à la gorge, alors quand ils couchent ensemble on ne peut pas s'empêcher de se demander ce qui se passe» .

Les 6000 brevets de Nortel exacerbent les tensions

Apple n'a pas voulu réagir à cette attaque, mais du côté de Microsoft, le conseiller juridique du groupe, Brad Smith ne s'est pas fait prier en tweetant : «Google affirme que nous avons acheté les brevets de Nortel pour les empêcher de les obtenir. Ah bon ? Nous leur avions proposé de les acheter ensemble, ils ont refusé» . Un responsable de la communication du groupe, Frank X. Shaw, a lui avancé les preuves de cette proposition sur Twitter et mis sur le tapis la question des brevets de Novell. Tous deux considèrent en effet que le problème de Google vis à vis des brevets vient du rachat par Apple et Microsoft des protections juridiques de ces deux compagnies.

Dans le cas de l'éditeur de logiciel Novell, le nombre de brevets acquis s'élève à 882. Ils devaient être partagés entre Microsoft, Apple, EMC et Oracle. Mais en avril les régulateurs allemand et américain en ont décidé autrement. Ces brevets sont devenus des licences open source, et pour nombre d'entre eux, les quatre compagnies n'ont pas acquis les droits de propriété mais seulement la licence d'utilisation. Ces conditions devraient ainsi empêcher les entreprises du consortium d'attaquer en justice sur la base de ces brevets.

Mais en ce qui concerne le rachat des brevets de Nortel, entreprise canadienne spécialisée dans le secteur des télécommunications, aucune décision de ce type n'a pour l'instant été prise. La société qui a déposé le bilan en 2009 a vendu, début juillet, 6000 brevets et demandes de brevets relatifs à Internet et aux technologies sans fil, internet mobile haut débit compris, à un consortium formé par Apple, Microsoft, RIM (BlackBerry), Ericsson, Sony et EMC. La transaction représentait 4,5 milliards de dollars. Google et Intel étaient aussi sur les rangs, mais les premiers n'auraient proposé «que» 900 millions de dollars, avant de refuser l'offre d'intégrer le consortium, estimant qu'un brevet que tout le monde possède ne peut permettre de se protéger en cas d'attaque.

Une protection devenue obligatoire en cas d'attaque

Car c'est bien là le fond du problème : détenir un brevet, c'est s'assurer d'avoir des armes pour répliquer en cas d'attaque . Et à ce jeu là, Google est loin derrière. Avant l'achat en juillet des 1030 brevets d'IBM - et peut-être prochainement celui des 8000 brevets d'InterDigital avec qui les négociations sont en cours - l'entreprise en possédait 700 environ. De leur côté, et sans compter les achats récents, Apple et Microsoft en étaient respectivement à 4083 et 18.276 (Samsung lui en possède 43 983). Un écart qui s'explique facilement: si on excepte les achats de brevets, en 2010 Microsoft en a déposé 3094 contre 563 pour Apple. De leur côté, IBM et Samsung atteignaient les 5896 et 4551.

Cette inflation des procédures judiciaires mène parfois à des situations ubuesques, comme lorsque Zynga, éditeur de jeux sociaux sur Facebook, a récemment fait condamner au Brésil Vostu, entreprise concurrente. Le litige portait sur les idées des jeux, leur mécanisme et le modèle économique de vente des biens virtuels. Vostu a été contraint de retirer quatre de ses jeux d'Orkut, réseau social très populaire au Brésil, sous peine de devoir payer 8900 euros d'amende par jour. Or, Orkut appartient à Google, qui a investi l'été dernier entre 100 et 200 millions de dollars dans Zynga. Une boucle bouclée de bien belle manière mais qui n'est pas inédite. Nombre des géants du web possèdent une partie du capital de leurs concurrents, et se retrouvent dans ce type de situation. On ne se rappelle que trop bien l'accord passé en 1997 entre Microsoft et Apple quand le premier avait investi 150 millions de dollars dans le second.

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