Brody Condon: du bad trip à la résurrection

Jeux vidéo, new age, drogue et autre fantaisie médiévale, Brody Condon, artiste new-yorkais, condense ses expériences dans des oeuvres qui reflètent la violence de la société dans laquelle il a grandi.
par Marie Lechner
publié le 4 mars 2008 à 12h18
(mis à jour le 4 mars 2008 à 12h23)

«Le jeu, c'est la façon qu'ont les enfants de négocier avec le monde extérieur. Pour moi aussi, modifier les jeux vidéo, c'était une façon de confronter mon histoire familiale, mes traumatismes. Je me saisis de la culture consumériste américaine, les films violents, les jeux de rôle, les Donjons et Dragons, la guerre d'Irak, la religion new age et je les modifie en y projetant ma propre expérience.»

La violence de la société américaine, ses excès, son irrationalité, sa religiosité, collisionnent dans l'œuvre de Brody Condon . L'artiste new-yorkais, né en 1974, a grandi dans les petites villes sinistres du Midwest en pleine déliquescence: «c'était une drôle d'époque, avec des suicides de paysans. Des bikers, des hippies, des activistes essayaient de perpétuer l'idéologie des seventies, mais les communautés étaient dissoutes par l'usage de la drogue.» Condon est né à Mexico, lors de l'un des voyages de son père, vétéran du Vietnam, ancien ingénieur recyclé dans le trafic de drogue, «il ramenait de la marijuana depuis le Mexique à New York. Avec l'argent on partait en vacances à Miami et il en profitait pour livrer de la cocaïne.»

Adam Killer

Les jeux sont son seul échappatoire. Depuis tout petit, il programme des jeux vidéo dans le cagibi, sur sa Texas Instruments puis sur son Atari, en cachette de sa mère qui un jour a pulvérisé sa console à coups de marteau en hurlant que ses enfants ne l'aimaient pas. « C'est un époque où la cocaïne était très répandue » , l'excuse-t-il. Sa première création à 13 ans, est un jeu d'aventure textuel, très court et très violent, inspiré par un film de série B qui passait tard le soir. « Ca s'appelait Gymkata, étrange mixture de film de kung fu et de gymnastique dont le héros est un ancien médaillé olympique envoyé par la CIA au Parmistan » , explique Condon en projetant un extrait au festival The Infuencers où on voit le gymnaste dégommer des hordes de pouilleux, ninjas et autres zombies.

Maître de jeu dès l'âge de neuf ans, fan de fantaisie médiévale, lecteur assidu de Tolkien, il songe un temps à devenir physicien: «je lisais des livres de physique new-age pseudo scientifiques, je prenais pas mal de drogues hallucinogènes alors» se rappelle-t-il, mais finalement opte pour l'art. «Evidemment, à l'époque, le jeu vidéo n'était pas considéré, le game art n'était pas encore à la mode. J'ai essayé de combiner ce que je faisais pendant mon temps libre avec ce que j'apprenais en cours, la sculpture, la performance, j'ai mélangé les stratégies du jeu avec celles de l'art contemporain».

L'une de ses premières pièces, inspirée par un random shooting dans un lycée du Colorado, s'intitule Adam Killer , une performance post punk dans une modification de Half-Life durant laquelle il dégomme l'avatar décuplé à l'infini de son meilleur ami. Ce faisant, il malmène un tabou très fort alors, celui de la violence gratuite de ces jeux de tirs en vision subjective. Lui ne pose aucun regard moral, mais questionne la relation entre la violence réelle et sa représentation.

Death animations

Brody Condon participe à plusieurs reprises aux reconstitutions historiques de la Society of Creative Anachronism (SCA). Il assiste ahuri à un rassemblement de centaines de personnes en costume qui se battent dans la poussière. «La guerre d'Irak venait de débuter, je les regardais rejouer les croisades et certains d'entre eux revenaient d'Afghanistan» . Au même moment, il collabore à Velvet-Strike avec Anne-Marie Schleiner, opération pacifiste dans le jeu en ligne multijoueur Counter Strike consistant à placarder les murs de graffitis antiguerre. «Le projet a suscité beaucoup de mails de haine, se souvient Condon, soulignant aussi que c'était la première fois que le pouvoir de propagande des jeux vidéo étaient ouvertement évoqué, puis il y a eu America's Army

Dans Untitled War , en 2004, il invite douze guerriers de la SCA en costumes de différentes époques à rejouer des batailles, mais sur le mode des first person shooters , dans le contexte d'une galerie de Los Angeles. Condon s'inspire aussi des mouvements propres aux personnages de jeu, notamment lorsqu'ils meurent et les transposent dans le monde réel, comme dans cette chorégraphie, Death Animations interprétée par un danseur en habit médieval qui bouge très lentement durant six heures d'affilée, reprise d'une performance de Bruce Nauman de 1973.

Ressurection

La mort hante aussi sa vidéo Suicide Solution , où il tente de suicider son avatar dans plus d'une cinquantaine de jeux de tirs à la troisième personne, en le faisant sauter sur une grenade, en le jetant sous une voiture ou d'un pont. Pas toujours facile, il est souvent obligé de s'y reprendre à plusieurs reprises, prenant à rebours le jeu qui consiste à rester en vie le plus longtemps possible. Ces suicides à répétition poussent jusqu'à l'absurde la logique des jeux.

Condon a entamé en 2006 une série de «self playing games» , des jeux non interactifs, qui jouent tout seuls, inspirés par les peintures religieuses de la fin du Moyen-Age. «J'ai vécu en Hollande pendant trois ans où j'ai pu observer les peintures originales des peintres flamands. Je faisais aussi des recherches sur le protestantisme radical, ce qui m'a permis de comprendre les pratiques religieuses contemporaines aux Etats-Unis. Mes parents étaient eux même investis dans différents mouvements spirituels. Ca explique aussi mon intérêt pour Waco et David Koresh» . Concrétisé dans un jeu vidéo documentaire Waco Ressurection , dans lequel les joueurs sont invités à incarner le gourou David Koresh retranché dans son ranch au moment où le FBI prend d'assaut le siège de la secte apocalyptique.

Ses images animées de manière presque imperceptible, recréent dans le moteur du jeu Unreal des peintures des primitifs Flamands, Dieric Bouts , ou Gérad David , revisitées façon new-age, matinées de référence aux jeux vidéo. «Je m'intéresse à ce moment dramatique de la transcendance et de la stase, je créé ces mouvements qui se répètent en boucle. Les personnages ont la même attitude de latence, que quand on laisse tomber le joystick et que le personnage attend que le joueur lui fasse quelque chose».

Trepanation

Condon montre une image de sa nouvelle pièce, où un homme se fait une trépanation: « A l'époque, on croyait que de forer un trou dans la tête permettait de libérer les démons et de soigner la démence. » Souvent réduit abusivement au Game Art, l'art de Condon questionne les projections de soi, l'histoire et la mémoire. Les jeux sont une manière de se projeter dans un autre monde, la drogue en est une autre. L'artiste a compilé une centaine de vidéos spectaculaires trouvées sur youtube où des ados se filment sous l'emprise d'une drogue hallucinogène aux effets fulgurants, qui fait fureur aux Etats-Unis. Dans son film intitulé Without Sun , en hommage à Chris Marker, des kids s'accrochent aux canapés, les yeux extasiés, saisis de rires hystériques. «L'effet de cette plante mexicaine est très court, environ dix minutes, le format idéal pour Youtube. Les expériences visuelles sont intenses, on perd totalement conscience, ça transforme les gens en bébés, on perd le contrôle de son propre corps » , explique l'artiste qui y a visiblement goûté. «La personne qui se filme avec sa webcam est propulsé dans un autre espace, c'est un peu comme l'expression des visages de gens en train de jouer aux jeux vidéo, ils sont définitivement ailleurs».

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