Bruce Willis: vivre libre ou mourir avec Apple

par Sophian Fanen
publié le 4 septembre 2012 à 14h02
(mis à jour le 4 septembre 2012 à 18h45)

Finalement, Bruce Willis n'ira pas casser des jambes dans les locaux d'Apple. L'histoire largement reprise depuis ce week-end -- Willis qui menacerait d'attaquer la firme en justice pour obtenir le droit de transférer la propriété de ses téléchargements iTunes à ses filles -- était trop belle et trop louche pour être vraie. Elle s'est logiquement dégonflée cette nuit sur un simple tweet de la femme de l'acteur, Emma Heming-Willis . «Cette histoire est fausse» , a-t-elle dit. Soit, mais les questions qu'elle pose restent bien réelles et très intéressantes pour tous les internautes.

C'est le Sun qui a sorti «l'affaire»: Bruce Willis, 57 ans et musicien à ses heures , voudrait donner à ses quatre filles sa collection de chansons achetées tout à fait légalement sur le magasin en ligne qui domine largement le marché mondial, et qu'il stocke sur «plein d'iPod» . Ce qui est aujourd'hui, et depuis toujours, impossible. Sur l'iTunes Store comme chez Amazon et partout ailleurs ( ou presque ), qu'on parle de musique, de vidéos ou de livres numériques.

À l'époque du vinyle, du CD ou de la VHS, l'achat d'un bien culturel tout ce qu'il y a de plus physique vous en rendait propriétaire et permettait -- sans autorisation de la part des ayants droit -- d'utiliser l'objet et les œuvres inscrites et de les faire circuler librement (sous la forme de prêt, de donation ou d'héritage) sous réserve de quelques limitations (pas de copie autre que privée, pas d'utilisation publique ou commerciale, etc). C'est le principe de la première vente, ou first-sale doctrine dans le monde anglo-saxon du copyright: la mise sur le marché d'un bien culturel soumis à droit d'auteur (ou copyright, donc) éteint certains droits et permet la cession et le transfert du bien. C'était l'époque de la propriété qui a cédé la place, dans le monde dématérialisé, au règne de la propriété intellectuelle.

«Le droit de propriété n'a pas été transféré dans le monde numérique, il y a aujourd'hui un vide juridique dans ce domaine, commente pour Ecrans.fr Yann Bergheaud , professeur à l'université de Lyon 3 spécialisé dans le droit en ligne. Faute de textes, on a donc un système qui est régit par une sorte de droit privé, qui sont les conditions générales d'utilisation des plateformes qui proposent les œuvres au téléchargement.» Or, celles-ci, conçues en lien direct avec les propriétaires des droits sur les œuvres (principalement les majors du disque et du cinéma, ou les grosses chaînes de télé), sont très restrictives.

Les conditions générales d'utilisation (CGU) de l'iTunes Store d'Apple , que tout client doit accepter avant de pouvoir accéder au service mais que peu d'internautes ont lues, ne concèdent ainsi qu'une «licence» à l'acheteur d'un morceau ou d'une vidéo. «iTunes est le fournisseur du Service qui vous permet d'acheter ou de louer une licence pour des téléchargements de contenu numérique uniquement destinés à l'utilisateur final» , détaille le document. Plus loin, il est dit que «vous êtes autorisé à utiliser les Produits iTunes uniquement pour un usage personnel et non commercial» . À ceci s'ajoutent des restrictions sur les fichiers marqués par une DRM , une empreinte digitale qui limitait l'utilisation d'un fichier (pourtant acheté avec des vrais sous) et qu'Apple a abandonnée à partir de 2009.

Conséquence de ces CGU, les fichiers téléchargés sont donc incessibles et intransférables, puisqu'ils doivent légalement rester attachés à un unique compte iTunes. En laissant de côté les fichiers sous DRM, «Bruce Willis» (qui représente là Monsieur Tout-le-monde) «peut donc techniquement donner sa collection de disques à ses filles [par une simple copie de fichiers, ndlr], mais il se mettrait alors hors la loi» , explique Yann Bergheaud. Bruce Willis «deviendrait un pirate malgré lui» . Même chose en cas de décès, «rien n'est prévu. L'internaute a le droit d'acheter mais ne possède rien au final.» Et cette situation se reproduit bien sûr dans les services de cloud: dans les CGU d'iCloud , Apple précise ainsi que «votre compte est non-transférable et tous les droits [...] s'achèvent à votre mort. Sur réception d'un certificat de décès, le compte sera supprimé et tout le contenu associé effacé.» Le site DeceasedAccount tente de lister les possibilités offertes par les différents services en ligne en cas de décès d'une personne, qui ne vont pas loin. Des efforts ont bien été faits ces dernières années pour permettre aux proches d'accéder aux emails et au compte Facebook d'un défunt, mais le contenu (photos, vidéos, musique...) reste perdu dans un trou noir juridique.

Pour Yann Bergheaud, cette affaire «Bruce Willis» «interpelle de façon très concrète sur des questions très complexes qui dépassent la plupart des internautes, et qui sont aussi à mon avis une des sources pas assez explorée du piratage. En effet, il faut être quasi juriste pour savoir ce que l'on a vraiment le droit de faire avec un logiciel ou un mp3 acheté, ce qui induit des comportements qui mettent l'utilisateur dans l'illégalité [sans qu'il le sache]. La question posée n'est pas nouvelle du tout, on en a beaucoup parlé notamment en matière d'eBooks , qui eux aussi ne sont souvent pas transférables d'un compte à un autre. Mais elle est bienvenue. D'ailleurs, on peut se demander qui est derrière cette opération.» La rumeur «Bruce Willis» n'ayant pas encore été solidement sourcée, on laissera cette question en suspens.

Quoi qu'il en soit, l'internaute qui souhaite utiliser les plus grandes plateformes légales disponibles à ce jour est donc condamné à se plier à des CGU très restrictives qu'aucune loi ne vient vraiment contredire. L'Union européenne a bien voté en 2001 une directive relative «au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information», qui mentionne le principe de «première vente ou premier autre transfert de propriété» , sans plus de détail. «Il faudrait un règlement européen sur le sujet, commente Yann Bergheaud un texte qui s'impose aux 27 Etats membres» . Et s'oppose aux intérêts défendus au quotidien par les lobbys du secteur à Bruxelles.

Le problème, c'est que ce sujet précis entrechoque un questionnement plus large sur le statut juridique d'un fichier et d'un échange en ligne. Donner la pleine propriété d'un fichier à un internaute, sur le vieux principe de la «première vente», c'est lui permettre de le prêter et de le donner à sa guise dans le cadre d'échanges non marchands. Sauf qu'à l'époque du CD ou de la VHS, on prêtait faute de pouvoir copier. Puis on a pu copier, mais ceci restait bien moins facile qu'une duplication de fichier avec un ordinateur.

«C'est pour ça que les majors du loisir se sont battues pour imposer le principe de la licence contre la propriété» , rappelle Yann Bergheaud. Celle-ci leur permet de conserver la propriété intellectuelle sur les œuvres qu'elles représentent et de verrouiller leur usage en multipliant les actions pro-copyright à travers le monde (fermeture de Napster ou MegaUpload, combat contre Pirate Bay, riposte graduée en France...). L'internaute, lui, est condamné à «louer» sa vie culturelle sans jamais rien posséder s'il veut rester dans la légalité.

La home de Redigi.com.

C'est cette même question qui est posée par le site Redigi , qui propose depuis fin 2011 de revendre ses mp3 d'occasion. Ceux-ci sont alors automatiquement effacés de l'ordinateur du vendeur, mais pour l'industrie du disque, il s'agit bien d'un transfert de licence et non pas d'une vente. Et ce transfert est interdit. EMI, via sa filiale Capitol records, a donc déposé une plainte contre le site en janvier. Le jugement est attendu pour le mois d'octobre.

En juillet, dans une affaire similaire opposant Oracle , géant mondial de la base de données, au site UsedSoft , qui propose de revendre ses logiciels, la Cour européenne de justice a estimé que le principe de la «première vente» s'applique également aux programmes et logiciels et qu'un ayant droit ne peut donc, dès lors, empêcher un acheteur de revendre ou céder son bien.

Cette décision pourrait peser dans le débat au niveau européen mais ne devrait pas réellement changer la donne. En effet, elle porte sur les programmes et pas sur le contenu, qui pourra pour sa part continuer à être proposé sous la forme de licence... On en reste donc au blocage remis au goût du jour par la désormais célèbre «affaire Bruce Willis».

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