Camus en ligne de mire

par Félix Gatier
publié le 3 février 2011 à 9h19

Plus de cinquante ans après sa mort, Albert Camus (1913-1960) continue de susciter des remous. Nicolas Sarkozy émettait, en 2009, le souhait - pour le moment resté lettre morte - de mise au Panthéon de l’écrivain. Signe d’une postérité intacte, c’est désormais outre-Atlantique que les choses se passent. Rattachée à l’université du Québec à Chicoutimi, la bibliothèque numérique des Classiques des sciences sociales, créée en 2000, a pour objectif de mettre en ligne gratuitement, à destination des chercheurs québécois, des textes fondamentaux dans l’histoire de la pensée.

Profitant de la législation canadienne, qui stipule qu'un écrivain tombe dans le domaine public cinquante ans après sa mort, les Classiques des sciences sociales ont mis en ligne, en 2010, vingt-quatre ouvrages de l'œuvre de Camus - parmi lesquels l'Etranger, l'Homme révolté, le Mythe de Sisyphe , etc.

Or cette bibliothèque numérique commence à faire grincer des dents. En effet la législation française diffère, l’accession au domaine public n’intervenant que soixante-dix ans après la mort de l’auteur. En France, l’œuvre de Camus appartient donc toujours à Gallimard. Dès lors, cette mise en ligne pose deux questions : la divergence des législations en matière de droit d’auteur et la nature d’Internet elle-même, qui n’a pas de frontières. Problème, la bibliothèque des Classiques des sciences sociales n’a pour le moment instauré aucun système informatique pour interdire les téléchargements hors Canada. En somme, n’importe quel internaute, sis en France ou ailleurs, peut désormais se procurer gratuitement l’œuvre d’Albert Camus en se connectant simplement sur le site canadien des Classiques.

Le sociologue québécois Jean-Marie Tremblay, fondateur et directeur des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif, se défend cependant de toute volonté de piratage : «Nous demandons aux internautes de respecter la loi du droit d'auteur de leur pays. Les Classiques des sciences sociales s'adressent au public québécois et canadien.»

Dans un certain flou juridique, opposant nature supranationale d'Internet et spécificités juridiques d'un pays, «c'est la loi du consommateur final» qui doit prévaloir, selon Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle. Autrement dit, il incombe au responsable des Classiques de bloquer le téléchargement aux utilisateurs non canadiens car, depuis une fameuse jurisprudence Yahoo, il appartient aux responsables de sites internet de s'adapter à la législation française.

Jusqu'en 2000, le portail permettait d'accéder à des sites basés aux Etats-Unis de mise en vente d'objets nazis. La Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme) et l'UEJF (Union et des étudiants juifs de France) avaient intenté une action en justice et obtenu gain en cause. Yahoo, convaincu de contrevenir à la loi française (article R. 645-1 du code pénal) avait alors bloqué l'accès aux sites de vente d'objets douteux. «Tant que le responsable du site n'utilise pas de mise en demeure pour bloquer des adresses IP non canadiennes, il reste dans l'illégalité» , signale Emmanuel Pierrat.

Gallimard a pour le moment réussi à retirer un ouvrage de la bibliothèque numérique, le Premier Homme . Cette autobiographie de l'auteur a paru chez Gallimard à titre posthume, en 1994, et n'est donc pas tombée dans le domaine public au Canada. Concernant le reste de l'œuvre mise en ligne, le service juridique de Gallimard se garde pour le moment d'intervenir : «Nous attendons de voir dans quelle mesure la juridiction française peut servir nos intérêts» , nous avoue l'un de ses responsables.

La bibliothèque des Classiques des sciences sociales, qui s’est engouffrée dans une brèche juridique, n’en est pas à sa première. L’œuvre du philosophe Alain (1868-1951) et du poète Paul Eluard (1895-1952), toutes deux elles aussi éditées en France chez Gallimard, sont également téléchargeables gratuitement sur son site.

Avec un tout petit peu d'imagination, on peut envisager que toute la littérature française de la première moitié du XXe siècle peut se retrouver dans la ligne de mire de ce hiatus législatif. En filigrane, deux rapports à l'édition s'opposent dans ce dossier : la gratuité universitaire, visant un petit noyau, et la commercialisation éditoriale : «C'est David contre Goliath» , plaide, non sans une certaine malice, le sociologue québécois.

Paru dans Libération du 02/02/2011

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