Canal + et le baril de poudre des canaux bonus

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 1er avril 2011 à 10h55

En attendant le mercato de printemps et ses transferts d'animateurs, on se faisait suer sévère à Canal +. Quand soudain Rodolphe Belmer, directeur général adjoint du groupe, a lancé une idée : «Et si on lançait une chaîne gratuite, t'imagines le bordel, Bébert ?» Là, le grand patron, Bertrand Méheut -- Bébert, c'est lui --, a dit : «Grave, je kiffe, on fonce.» Et boum, interview de Méheut dans le Figaro vendredi dernier : «Nous avons décidé que la chaîne bonus, attribuée par la loi, sera gratuite.» Et badaboum, déflagration dans tout le PAF : ici, on grimpe aux rideaux ; là, Nicolas de Tavernost (M6) joue la surenchère annonçant dans les Echos la création de deux chaînes gratuites ; tandis qu'à l'Elysée on envisage de dérouter de leurs objectifs libyens quelques Rafale pour les orienter vers le siège de Canal +. Dépiautage d'une hystérie médiatique.

«Canal 20», c’est quoi ?

Il est fort, ce Bébert : «Canal 20 sera une chaîne généraliste, ambitieuse, avec une ligne éditoriale très qualitative qui s'adressera à un public large mais exigeant.» Surtout, Canal 20 -- c'est le nom de code -- sera gratos, une première pour Canal + qui, hormis le cas particulier de la chaîne infos i-Télé, a toujours fait dans le payant. On y verra, a promis Méheut, du cinéma, de la fiction, «des magazines culturels» et un petit peu de sport. Bref, une sorte de Canal + light (et sans le porno, bande de petits vicelards, qui est l'apanage du crypté).

Pour qui le cadeau bonus ?

Ce projet-là, c’est le bébé de Rodolphe Belmer, qui le défendait à Canal + contre ceux qui voulaient que le canal bonus soit payant. Le canal quoi ? Bonus : comme le cadeau dans la lessive, le gouvernement a glissé dans la TNT un présent pour les chaînes privées historiques, Canal +, M6 et TF1. Il s’agissait de les consoler, les pauvrettes, de voir le PAF passer de 6 à 18 chaînes avec la TNT : si vous êtes sages, vous aurez une fréquence en cadeau, sans appel d’offres, au moment de l’extinction de l’analogique, soit fin novembre 2011.

Et Bruxelles laisse faire ?

Comme toujours, le gouvernement avait surtout pensé à sa préférée, TF1. Mais ne faisons pas de jaloux, tout le monde serait logé à la même enseigne. Seulement voilà, Bruxelles s’apprête à envoyer bouler l’aimable dispositif. Motif : un tel cadeau aux chaînes privées doit être justifié, et Bruxelles demande à la France de prouver ce qu’il compense exactement. Si la procédure va au bout, les chaînes lancées sur les canaux bonus devront être fermées, et le gouvernement s’acquitter d’une sacrée amende. Les télés pourraient même demander des dommages et intérêts à l’Etat. La cata. D’autant que la palanquée de juristes consultés est très pessimiste sur les chances de la France de l’emporter face à Bruxelles. Du coup, du gouvernement au CSA en passant par TF1 et M6, ces dernières semaines, tout le monde s’était mis tacitement d’accord : «Glissons sous le tapis ces canaux bonus.»

Une juste compensation ?

Mais tout le monde n’a pas les mêmes raisons de voir disparaître les canaux bonus. Pour l’Etat, c’est la perspective de se faire rabrouer par Bruxelles. Pour TF1 et M6, c’est la crainte de voir une nouvelle chaîne gratuite leur manger le téléspectateur sur le dos. Et voilà que Canal + se lance malgré tout sur l’air de «On y a droit, on y a droit»… Oui mais l’écueil Bruxelles, alors ? Canal + estime que les quelque 500 millions d’euros investis dans la migration de 2 millions de ses abonnés vers la TNT mérite bien sa petite compensation. Un argument qui, c’est piquant, ne vaudrait que pour la chaîne cryptée, TF1 et M6 n’ayant pas eu de telles dépenses.

Et alors ?

Canal + joue serré, mais l’enjeu est maousse. Canal 20, avec un budget annuel de 100 millions d’euros, explose d’emblée les concurrentes les plus richement dotées, telles TMC ou W9. Et puis la chaîne vise, selon Méheut, les catégories CSP+, prisées des publicitaires et qu’ils ne retrouvent plus à la télé depuis que la réclame a été supprimée après 20 heures sur France Télévisions.

Canal + ne peut pas laisser étouffer la chaîne bonus dans l’œuf. Et sort donc du bois avec grand fracas, prenant tout le monde au dépourvu. A TF1, Nonce Paolini écume. A M6, Tavernost fulmine, qui réclame une «pause» dans l’attribution des canaux bonus. Mais il faudrait changer la législation, puisque le cadeau et sa date d’attribution sont inscrits dans la loi… Et, ça, le gouvernement n’y est pas prêt.

À l'Élysée, on maugrée contre Canal + qui joue les empêcheurs de négocier en rond avec Bruxelles. Et au ministère de la Culture, dont l'hôte Frédéric Mitterrand considérait il y a peu les chaînes bonus comme «d'intérêt général» , on a tourné casaque. On plaide «déstabilisation du marché» -- alors que les publicitaires estiment qu'il y a de la place pour d'autres chaînes gratuites -- et on se fait oiseux : en tant que chaîne payante, Canal + n'aurait droit qu'à une chaîne payante. Même si la loi n'en dit rien. Et tout ce beau monde de s'empailler joyeusement : ça va durer des mois. Miam.

Paru dans Libération du 31 mars 2011

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