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Libération

Canal + sert le plateau D8

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 8 octobre 2012 à 11h54

«Million téléspectateurs baby.» C'est le pari que se sont fixé entre elles les huiles de Canal +, Rodolphe Belmer et Ara Aprikian : hameçonner au moins un million de personnes dès l'ouverture de D8 dimanche soir avec le film de Clint Eastwood, Million Dollar Baby .

À 20 h 35, c'en sera terminé de l'aventure télévisuelle… on va dire cocasse de Vincent Bolloré (souvenez-vous, l'antenne entièrement en direct, Moonlight Shadow en boucle, Tuih-Tuih le poulet-mascotte géant) et Canal + fera un grand pas dans le vide : pour la première fois, la chaîne payante s'essaie à la télé gratuite. Autant dire que, de TF1 à M6 en passant par Canal+ elle-même, c'est tout le PAF qui a le trouillomètre à zéro.

Un an que l'affaire est lancée. Le 8 septembre 2011, Canal + annonce à la surprise générale le rachat de Direct 8 et de la musicale Direct Star à Vincent Bolloré en échange non pas d'un strapontin mais d'un gros canapé au capital de Vivendi (de 350 à 400 millions d'euros en actions). Un an que ça cogite sous le crâne lisse d'Ara Aprikian. Fauché en 2005 à TF1, où il était en charge de Star Ac et autres Maillon faible , pour s'occuper du clair de Canal+, c'est aujourd'hui la cheville ouvrière de D8. Au siège de la chaîne à Boulogne, à un jeté de ménagère de moins de 50 ans de l'immeuble de TF1, Aprikian loge dans un bureau sans âme si ce n'est, derrière lui, une vieille carte de France façon Vidal-Lablache. Ici, les pilotes d'un JT de D8 ; là, le plan du pôle de télé gratuite dirigé par Aprikian qui regroupera, pile entre Canal+ et TF1, D8, D17 et la chaîne d'info i-Télé. A quelques jours du lancement, il décrit un «boulot de titan avec des millions de microdétails» . L'emplacement du logo D8 à l'écran (en haut à droite), le visionnage des premiers castings de Nouvelle Star à Lyon ( «On voit déjà la production value» , dit-il mystérieusement), le décor des plateaux de Cyril Hanouna et de Laurence Ferrari (conçu par Frédéric Cerato plutôt que Philippe Désert, qui œuvre d'ordinaire pour la chaîne cryptée : «Trop Canal…» ), les animateurs qui viennent gratter à la porte ( «La plupart des gens du PAF nous ont contactés» ). Devant son bureau, poireautent Guy Lagache, nouveau directeur de la rédaction de D8, qui présentera des magazines éco façon Capital , et le directeur des programmes de la chaîne, Xavier Gandon, chipé à TMC, filiale de TF1. Sur la table basse, un mini-jardin zen avec un râteau riquiqui à passer dans le sable pour déstresser. Aprikian avoue l'être un peu, «stressé» : «Lancer une chaîne trois semaines après les autorisations, c'est une gageure !»

Car l'histoire de l'entrée de Canal + dans la télé gratuite, c'est un an de va-et-vient entre Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et Autorité de la concurrence, un an de lobbying intense de TF1, M6 et bien sûr de Canal+. Un an de visites plus ou moins discrètes à l'Elysée pour convaincre de passer le coup de fil idoine au CSA : «Un an de lutte pied à pied» , résume Aprikian. C'est que TF1 et M6 n'ont pas l'intention de laisser bâfrer leur gâteau de la télé gratuite. L'entrée d'un mastodonte comme Canal + est une vraie cata pour les deux. La crainte : qu'avec ses énormes moyens et ses relations privilégiées avec le cinéma, Canal+ ne vienne leur tailler des croupières à elles et à leurs filiales TNT (TMC et NT1 pour TF1 ; W9 pour M6). D'abord, TF1 et M6 tentent tout bonnement de faire interdire le rachat, avant de tout faire pour le ratiboiser. Au final, D8 se retrouve avec la convention la plus contraignante du PAF avec moult obligations d'investissement et surtout des limitations (un seul prime-time de série américaine par semaine, dix-huit mois avant de pouvoir diffuser les fictions exclusives de Canal+ comme Engrenages …).

Mais pendant cette année à se coller des peignées, il faut la construire, cette chaîne. Bien lui ravaler la façade, au moins, en commençant par lui trouver un nom. Heu… Canal 8 ? Envisagé, mais ça faisait trop «extension du clair» de Canal+, raconte Aprikian. Va donc pour D8. Autre souci, poursuit-il : «Interdit d'avoir le moindre contact avec les équipes dirigeantes. On a fait un travail en chambre jusqu'à ce qu'on obtienne l'autorisation de l'Autorité de la concurrence» , en juillet.

De toute façon, l'envie de D8, ça fait un moment qu'il la mâche et la remâche, Rodolphe Belmer, directeur général de Canal+, «quatre ou cinq ans» , et qu'il défend, au sein du groupe payant, l'idée de rentrer dans le gratuit. Et quel concept brillant, quel pur objet de rêve pour cette rutilante nouvelle télé ? «Une chaîne pour les CSP+» , explique Belmer. Ha. Bon. Les catégories sociales supérieures, donc. «A ne pas confondre avec le cadre supérieur parisien» , précise le DG de Canal+, qui développe : «Les CSP+ aujourd'hui sont de petits consommateurs de télé. Ce qu'ils cherchent, sur le petit écran, c'est du divertissement. Pas de la culture : pour cela, ils vont au cinéma. Pas de l'info : pour cela, ils lisent le journal. Mais ils veulent du divertissement de qualité.» Et c'est ainsi que Canal+ dégaina Cyril Hanouna et Laurence Ferrari (on arrête de ricaner).

Hanouna d'abord : «La première chose qu'on a décidée, c'est l'émission de Cyril en access, c'était une décision fondatrice» , raconte Ara Aprikian qui est allé chourer à France 4 l'animateur et son émission Touche pas à mon poste, clés en main. «Pour moi, il est l'avenir du divertissement» , ose-t-il, un rien exalté. Ferrari ensuite : «Laurence, c'est venu beaucoup plus tard , explique Aprikian. Quand on a compris qu'elle avait envie de choses différentes du JT.» Et hop, fin mai, devançant son éviction de TF1, elle tombe dans la besace d'Aprikian qui lui propose le Grand 8 .

L'ex-ministre UMP Roselyne Bachelot, qui officie aux côtés de Ferrari, c'est aussi une idée d'Aprikian : «Je m'étais dit que si elle arrêtait la politique, elle ferait une bonne animatrice.» Mardi, un pilote du Grand 8 a été enregistré, que Libération a pu voir : sur fond d'écran géant et de vitrines de couleurs, Ferrari et ses quatre «copines» (outre Bachelot, il y a Audrey Pulvar) sont assises face caméra sur un canapé en arc de cercle et elles papotent. Hausse du tabac, Salon de l'auto, L'amour est dans le pré , Qatar, pesto… Et il va aller regarder Laurence Ferrari papoter à 12 h 15, notre nouvel ami le CSP+ ? Belmer, qui a étudié à la loupe les us et coutumes de ces étranges animaux, jure que oui : «Il y a énormément de CSP+ qui rentrent déjeuner chez eux à midi, en province : des avocats, des médecins…» Même logique pour Hanouna, diffusé à l'heure (18 h 15) où notre avocat rentre de sa dure journée de labeur et n'attend qu'une chose : qu'Hanouna lui hurle, comme il en a l'habitude, les Sardines empruntées au riche répertoire de Patrick Sébastien.

Recruter des animateurs en douce, donc, mais aussi des concepts. La bataille pour Nouvelle Star a été rude. Tentée par l'idée de remettre à l'antenne son télé-crochet, M6 atermoie. Son PDG, Nicolas de Tavernost, négocie avec le producteur Fremantle, veut faire baisser le prix. L'affaire capote, Ara Aprikian s'engouffre et signe. Tavernost grimpe illico aux rideaux, furieux de voir Fremantle, qui comme M6, appartient à RTL Group, signer avec la concurrence. Vexant. D'autant que, du logo au juré Dédé, le télé-crochet sera identique. La stratégie un rien coucou de D8, qui fait son nid dans les vieux concepts d'autres chaînes, Rodolphe Belmer l'assume : «C'est un élément de notoriété.»

Dimanche à 20 h 35, ils seront tous à l'antenne pour dévoiler le bébé. Le président de Canal +, Bertrand Méheut, Hanouna, Ferrari, Aprikian, Belmer. Le moment est d'importance. «La logique de l'entrée dans le gratuit , explique Belmer, c'est la consolidation de Canal +.» Plus qu'une danseuse, D8 doit devenir une gagneuse.

Paru dans Libération du 6 octobre 2012

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