Carbone, la radio qui vous enculte

par Isabelle Hanne
publié le 16 novembre 2011 à 18h22

Ça, c'est de l'alchimie : transformer une radio municipale à la botte de la mairie RPR du XIVe arrondissement parisien en un laboratoire incroyablement trash, déconneur, créatif et drôle. Carbone 14 aurait 30 ans ces jours-ci, n'eût été son interdiction moins de deux ans après sa naissance. Pour célébrer cet anniversaire, sortent un DVD, Carbone 14, le film , réalisé par Jean-François Gallotte et Joëlle Malberg (lire ci-contre), et un livre, Carbone 14, histoire d'une radio mythique , (INA éditions), de l'historien des médias Thierry Lefebvre. Lancée sur les ondes parisiennes le 14 décembre 1981, après l'élection de Mitterrand et ses promesses d'une bande FM libre, elle disparaît le 17 août 1983. Carbone 14 est même la première radio interdite d'antenne par le gouvernement socialiste.

Entre les deux, «une fugace période d'impunité et de défoulement» selon Thierry Lefebvre, un long vide juridique offre une liberté inouïe à Carbone 14, «la radio qui vous encule par les oreilles» . Rien que ça. Tout commence un jour de septembre 1981 par une petite annonce dans Libération : «Radio dite libre cherche animateur(trice) pour s'en payer une tranche horaire, prix en fonction de la pub ou pas. D'ici là, délire à gogo et à l'œil. Si tu as des idées originales et pas mal de temps libre, appelle GERARD.» Y répondent, entre autres, Michel Fiszbin, Jean-François Gallotte, Pascal Gilhodez, Jean-Yves Lambert… Derrière le micro, ils prennent les poétiques pseudos, respectivement, de Robert Lehaineux, David Grossexe, José Lopez, et Jean-Yves Lafesse. Fiszbin, plus expérimenté, est propulsé animateur en chef. C'est lui qui initiera les premières supercheries radio, avec une fausse prise d'otage de l'antenne, puis avec l'Amour en direct , qui met en ondes la relation sexuelle (feinte ?) de deux auditeurs dans le studio.

Le Gérard de la petite annonce de Libé s'appelle Fenu. Pubard corse, il devient le sulfureux directeur de Carbone -- financement opaque, amitiés politiques diverses, activités clandestines… «Sur Carbone 14, il y a beaucoup de légendes, et très peu d'infos» , souligne l'historien Thierry Lefebvre, qui n'a pu mettre la main sur aucune des archives de l'entreprise. Fenu est un ex-militant socialiste qui a su gagner les faveurs d'Yves Lancien, le député-maire de droite du XIVe arrondissement. Fenu y possède un vaste bâtiment au 21, rue Paul-Fort, qui logera la radio. À l'évidence, son but est de passer de la réclame à l'antenne. Sauf que la loi de novembre 1981 qui libéralise les ondes, interdit le financement des radios par la pub… En revanche, niveau «délire à gogo» , Fenu sera servi : libre-antenne cul et culte ( Poubelle Night , animée par Supernana, alias Catherine Pelletier, décédée en 2007), supercheries radiophoniques (dé)culottées ( Lafesse Merci , lire ci-contre), émissions d'actu (le T'auras du boudin show ), sur la BD ( la Traite des planches ), et new-wave occupent le 97.2. De son côté, le maire Lancien amène une autre équipe qui s'occupe de l'info, tentative de garder la main sur la radio qu'il aurait en partie financée. «Il y a d'un côté des gens de droite avec une certaine représentation du monde, et de l'autre, des anars pas disciplinés , raconte Lefebvre. Très vite, c'est le clash : dès janvier 1982, il ne reste plus qu'une équipe d'animateurs déjà incontrôlables. Et un patron, Fenu, qui prône la surenchère.»

La radio sait faire parler d'elle, et gagne des auditeurs. Mais les anti-Carbone sont nombreux -- France Musique, souvent brouillée par l'émetteur de la radio ; le voisinage qui ne supporte plus la débauche ; les autorités excédées par cette bande de dégénérés… À commencer par Fenu et sa grande gueule qui, comprenant que sa radio ne sera pas retenue par la toute nouvelle Haute Autorité, s'égosille à l'antenne contre «François la Francisque» Mitterrand, «le sauteur de l'Observatoire» … À partir de mai 1983, toutes les radios non autorisées deviennent, de fait, illégales. En août, les forces de l'ordre démantèlent Carbone 14, faisant taire cette radio de la «pornophonie» , et coupant le micro à une bande de mecs fous et au rire de fumeuse de Supernana.

«Carbone 14, le film»

À l'automne 1982, Michel Fiszbin lance l'idée d'un film sur Carbone 14. Ce sera chose faite en trois jours et trois nuits, «avec des caméras volées et de la pellicule volée» , rigole Jean-François Gallotte. Carbone 14, le film , exhumé trente ans plus tard, est sorti en DVD la semaine dernière.

Malgré un montage minimaliste et une prise de son pas terrible, le film témoigne de la folie ambiante. Mais sur son authenticité, il ne met personne d'accord. «C'est un film complètement joué, refait, et pas du tout un documentaire ! s'exclame Lafesse. Pour moi, c'était une sorte de happening privé.» À l'inverse, pour Gallotte, le film est «un document brut, historique, qui saisit l'époque et l'énergie de la radio : ça, on ne peut pas le reconstituer» .

L'historien Thierry Lefebvre, lui, parle d'un «docu-fiction» : le film contient certains éléments documentaires (les standardistes au travail, un animateur, Winoc qui improvise à la guitare électrique…), et d'autres séquences «reconstituées» , ou «clairement provoquées par Gallotte, comme la fameuse scène que Lafesse ne supporte pas [une fellation en studio, ndlr]» . «Et alors, rétorque Gallotte, dans le film, on me voit bien violer Sapho !»

Paru dans Libération du 15 novembre 2011

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