Chacun son tour

par Sophian Fanen
publié le 20 juillet 2012 à 10h43
(mis à jour le 20 juillet 2012 à 11h15)

À de très rares exceptions, tous les disques joués sur l'une des sept antennes de Radio France proviennent d'un fichier numérique. Normal, vous direz-vous. Après tout, on est en 2012, et ça fait déjà quelque temps que la musique s'est dématérialisée. Oui, mais à l'échelle de la Maison de la radio, en arriver là n'a pas été sans mal. Imaginez un peu : les radios publiques françaises diffusent un millier de titres par jour. À elle seule, FIP, la radio 100% musique, en balance trois cents sur les ondes, et sans tourner en boucle sur quinze tubes comme d'autres stations. Pour nourrir ce monstre glouton, Radio France a, depuis 1944, édifié l'une des plus grosses discothèques d'Europe, qu'elle a entrepris, depuis huit ans, de numériser. «La discothèque s'est montée par besoin, raconte Marc Maret, qui en a pris la direction en 2011. Les programmateurs recevaient beaucoup de disques et le besoin d'archiver tout ça est né assez logiquement. Puis, en 1975, Radio France a hérité du patrimoine de l'ORTF», qui venait de disparaître.

Echanges de 78 tours

À ce jour, la radio publique a accumulé plus d'un million et demi d'objets : des 78 tours, des 33 tours, des 45 tours, des CD, quelque 500 cylindres (ancêtre du vinyle) et d'autres «hors format». Tout ça doit aboutir un jour dans la discothèque numérique centrale (DNC), qui compte aujourd'hui 1,6 million de morceaux dématérialisés, avec leur pochette et les informations qui y sont attachées. Tout se passe dans la tour centrale de la Maison de la radio, à Paris. «On numérise tout ce qui entre, explique Marc Maret, soit 700 nouveaux albums par mois, en plus d'un travail sur les catalogues des grands labels comme Stax ou Barclay. Mais l'objectif n'est pas de numériser leurs références. Avoir toute l'histoire d'EMI dans un serveur mais n'en diffuser que 10%, ce n'est pas notre rôle, nous sommes une discothèque destinée à la diffusion, pas la Bibliothèque nationale de France.» D'ailleurs, quels sont les contacts entre Radio France et la BNF, qui a elle aussi commencé un long processus de numérisation de son fonds sonore ? «On échange des 78 tours numérisés. Mais la fusion n'est pas au programme, nos missions ne sont pas les mêmes. Et puis, faut-il qu'il n'y ait qu'une structure, comme s'il n'y avait plus qu'un seul musée en France?»

Retour au processus de numérisation. A la demande des antennes, Radio France peut également sortir un CD ou un vinyle précis de son stock. «Récemment, le Mouv' nous a demandé de la documentation musicale sur les super-héros, pour une série d'émissions. On a plongé dans les archives pour sortir des titres qui parlent du sujet, ou des albums ayant une pochette qui s'y rapporte.» Ces disques cheminent depuis la CDthèque, située dans la Maison ronde (50000 disques), ou depuis un entrepôt au bord du périphérique nord, qui abrite, depuis 2004, les centaines de milliers de vinyles et 78 tours accumulés depuis plus d'un siècle. C'est une conséquence indirecte des attentats contre le World Trade Center, à New York, le 11 septembre 2001 : après un audit demandé par la préfecture de Paris dans la foulée, la tour de la Maison de la radio a été jugée trop vétuste, et les travaux de rénovation ont chassé une grande partie de la discothèque de Radio France vers l'extérieur.

Bientôt, les nouveautés arriveront directement sous format numérique. Les premiers labels et distributeurs (Abeille, Harmonia Mundi, puis EMI) testent le processus, qui permettra à Radio France de ralentir ses achats de CD. «Les trois quarts des disques que l'on diffuse ont été numérisés, résume Virginie Vincienne, en charge des acquisitions à la discothèque. Le reste est livré en digital. L'objectif est d'inverser cette situation d'ici à deux ans. On achètera dès lors uniquement des choses rares ou hors commerce, car notre travail c'est de surprendre les antennes, d'être dans la proposition et pas de suivre l'actualité imposée par les labels.»

Dans la même réflexion, la discothèque a commencé à racheter des vinyles, profitant du retour de ce format sur le marché. Ces achats restent toutefois marginaux (1% des acquisitions) et sont guidés par la présence dans ces rééditions (et parfois nouveautés) de titres inédits ou d’informations supplémentaires sur l’histoire du disque, qui iront nourrir la DNC.

_ L'entrepôt au nord de Paris qui abrite des centaines de milliers de CD, vinyles et 78 tours, 50000 autres disques sont directement stockés à la Maison de la radio.

Mots-clés du morceau

En attendant, la numérisation des CD reste le cœur du travail quotidien. Patrick Chougui fait partie de l'équipe chargée de cette tâche aussi exigeante que répétitive. Les machines se débrouillent très bien toutes seules pour ce qui est de l'enregistrement de la musique (en .wav, un format sans perte sonore, mais déjà très daté) sur les serveurs informatiques -- situés à Rennes. Mais il faut aussi taper l'ensemble des informations attachées à la musique, avec autant de précision que possible. «On rentre le nom de l'artiste, de l'album, l'année de référence, le style de musique et tous les auteurs et interprètes mentionnés dans le livret, explique Patrick Chougui. Mais le travail va plus loin : les documentalistes vont ensuite attacher de nombreux mots-clés à chaque morceau.» Une chanson qui parle de boire un chocolat chaud sur le port enneigé d'Honfleur se verra ainsi attribuer les mots-clés «chocolat», «Honfleur», «Normandie» ou «hiver»…

Ces métadonnées représentent, plus que le million et demi de titres déjà numérisés, la grande valeur du travail effectué par les radios publiques françaises. Recoupées et filtrées par un logiciel, elles permettent de faire remonter en quelques clics une collection de titres qui iront irriguer les émissions du réseau, quand il fallait auparavant passer par un long travail de recherches. Certains regretteront que le savoir humain soit remplacé par un ordinateur, d’autres penseront qu’il s’agit davantage d’une aide et d’un enrichissement.

Le travail de Stéphanie Leroy, documentaliste à la discothèque, est d'exploiter ces nouveaux moyens techniques à sa disposition. Lors de notre visite dans les locaux, elle préparait un «panier» numérique pour France Bleu Picardie. «Il n'y a plus de programmateurs en régions, on fait appel à nous pour des choses spécifiques. France Bleu Picardie prévoit des émissions spéciales sur la Foire expo d'Amiens, dont le thème porte cette année sur les Etats-Unis. Je leur ai sorti une sélection de morceaux qui sera à leur disposition sur l'intranet de Radio France.»

À quelques étages de là, FIP est la station la plus gourmande en musique du réseau de Radio France. Elle ne fait que ça (et un peu d'info), 24 heures sur 24. Ses sept programmateurs, qui sélectionnent chacun trois heures de musique par jour, font quotidiennement numériser ce qui ne l'est pas parmi leurs choix, participant ainsi au développement de la discothèque numérique. «La DNC nous ouvre un énorme champ des possibles, estime Luc Frelon, programmateur. Elle nous permet surtout de découvrir des disques dont on ne connaissait pas l'existence. Par exemple, en cherchant Strange Fruit [de Billie Holiday, ndlr], on peut tomber sur une autre version enfouie dans la collection. C'est un puits sans fond et on peut aussi s'y perdre !»

Plateforme pour 2013

Et puis, il y a parfois des couacs dans la base informatique,créée il y a huit ans déjà. «Les débuts étaient un peu approximatifs, commente Luc Frelon. Les noms des morceaux contenaient des fautes, les pochettes n'étaient que photocopiées dans un noir et blanc pas terrible. L'autre jour, je suis aussi tombé sur un disque de FFF, avec le bon nom et les bons titres, mais pas la bonne musique.» Pour éviter ce genre d'erreurs, chaque disque numérisé est vérifié par deux personnes.

Grâce au galopant travail de numérisation, la discothèque de Radio France va bientôt connaître une nouvelle jeunesse, elle qui, pendant des décennies, a ronronné au cœur de la Maison de la radio. Elle va découvrir le monde sous la forme d'une plateforme web gratuite qui doit être lancée début 2013. C'est le travail de Joël Ronez, directeur des nouveaux médias à Radio France. «La numérisation va nous permettre de valoriser le fonds musical de la maison. Cette plateforme ne permettra pas d'écouter toute la discothèque, parce que notre rôle n'est pas de concurrencer Deezer mais plutôt de proposer nos choix, d'exposer la musique et si possible la bonne.»

_ La radio publique compte plus d'un million et demi d'objets dans sa discothèque

Choses oubliées

La plateforme doit diffuser, en streaming, des playlists éditorialisées, accompagnées d’histoires, de reportages, d’interviews, répondant à l’actualité et aux programmes des diverses antennes. C’est une autre vie qui s’annonce pour de nombreux disques. Car, autant le stock des CD est bien maîtrisé et documenté, autant les vinyles et les 78 tours forment un iceberg encore à peine effleuré.

«Indexer l'histoire de la musique, qui est contenue ici, c'est un travail qui ne sera jamais achevé, avoue Marc Maret, le directeur de la discothèque. Mais petit à petit, on redécouvre des choses oubliées en tombant sur des disques au hasard, en cherchant autre chose.» A l'image de ce lourd 78 tours qui porte sur son étiquette, écrite à la main, «folklore des Antilles. Fête folklorique biguine. Martinique (en plein air)» . C'est un disque qui a carrément été pressé à Radio France, probablement dans les années 50, à partir d'un enregistrement effectué par un technicien maison en déplacement.

«Les raretés se trouvent surtout dans les 78 tours, confirme Christian Charles, qui, pour la discothèque, s'occupe de Radio Vinyle . Cette émission, diffusée sur les antennes de Radio France, permet d'exhumer des disques qui viennent eux aussi alimenter la DNC. Radio France n'achète pas un disque parce qu'il est rare, mais parce qu'il est intéressant pour l'antenne. Avec le temps, certains sont toutefois devenus importants parce qu'ils sont introuvables ailleurs. C'est le cas d'artistes enregistrés en Afrique de l'Ouest ou en Asie [dans la première moitié du XXe siècle, ndlr]. On travaille en ce moment avec le Bénin, dont la radio nationale n'a pas conservé ses archives musicales. Nous, on les a.»

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Publié dans Libération du jeudi 19 juillet.

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