Menu
Libération

Kony 2012 : chasse au criminel de guerre sur le Web

Avec près de 100 millions de vues, une vidéo, conçue par une ONG américaine, appelle à la mobilisation générale contre Joseph Kony, un chef rebelle ougandais sanguinaire. Une nouvelle forme d’activisme politique qui dérange.
par Fabrice Rousselot
publié le 20 mars 2012 à 13h34
(mis à jour le 21 mars 2012 à 14h16)

C’est une incroyable histoire sur le pouvoir d’Internet et des réseaux sociaux. Ou comment une quête personnelle se transforme en une cause planétaire par la seule magie de millions de clics sur le Web, avant de rebondir de façon inattendue dans les pages «faits divers» de la presse américaine.

Depuis deux semaines, l’Amérique est fascinée par une vidéo d’un peu moins d’une demi-heure conçue par Invisible Children, une ONG fondée par Jason Russell à San Diego (Californie). Intitulée Kony 2012, elle dénonce les méfaits du chef de guerre ougandais Joseph Kony qui, depuis la fin des années 80, enrôle de force les enfants dans son armée rebelle.

Posté le 5 mars sur YouTube, le film dépasse les 90 millions de vues -- un record absolu sur la Toile. Dans les cours d'écoles d'outre-Atlantique, les gamins américains, pourtant généralement peu férus de géographie, se mettent à parler de l'Ouganda et de «celui qui kidnappe les enfants et les oblige à tuer leurs parents» . Le Département d'Etat et l'ONU ont été forcés de réagir, de même que Barack Obama qui, par la voix de son porte-parole, a salué l'incroyable mobilisation en cours. Les télévisions ont envoyé des équipes en Ouganda pour rendre compte de la réalité de l'Afrique des Grands Lacs.

En quelques jours, Invisible Children a été inondée de centaines de milliers de dollars de dons. Elle a surtout généré un vaste débat sur cette campagne d'un nouveau genre, entre fervents enthousiastes et détracteurs tout aussi virulents. Une controverse telle que Jason Russell, apparemment sous pression, a été hospitalisé en fin de semaine dernière après avoir été interpellé en sous-vêtements dans la rue en train de faire des gestes obscènes. Selon les docteurs, il souffrait «d'épuisement, de déshydratation et de malnutrition» et n'aurait pas résisté «au contexte difficile dans lequel il évoluait depuis quelques jours» .

Sous les tirs des rebelles

L’incident illustre jusqu’à l’absurde l’implication émotionnelle de Jason Russell dans un projet qui est au centre de son existence depuis presque une décennie. L’histoire de Kony 2012 a commencé il y a neuf ans. En 2003, Jason Russell sort tout juste de l’université de Californie du Sud, avec son diplôme de filmographie en poche. Flanqué de deux de ses amis, il se rend en Ouganda pour tourner des documentaires. C’est là qu’il est pris sous les tirs des rebelles de Joseph Kony, connu comme un chef de guerre sanguinaire, en conflit contre le gouvernement du président Yoweri Museveni, réputé pour sa brutalité. Depuis la fin des années 80, le rebelle illuminé fait régner la terreur dans la région. On estime ainsi que près de 30 000 enfants ont été enlevés au fil des ans, enrôlés de force ou réduits à l’état d’esclaves.

Jason Russell, photo REUTERS/Brendan McDermid

C'est dans le nord de l'Ouganda que Jason Russell a rencontré Jacob, un jeune garçon. Les yeux mouillés de larmes, celui-ci apparaît dès le début de Kony 2012 et témoigne de sa peur des rebelles descendus quelques nuits plus tôt dans son village. Jacob reprend son souffle et raconte comment ils ont tranché la gorge de son frère devant ses yeux quand il a voulu s'échapper. Jason Russell souligne alors que «dans son cœur» , il a senti qu'il devait «tout essayer pour arrêter ces hommes» . Quelques minutes plus tard, le message est délivré sans ambiguïté : «Ce film s'interrompra le 31 décembre 2012 et son seul objectif est de mettre fin aux actions du groupe rebelle de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) et de son leader Joseph Kony. Et je vais vous dire exactement comment procéder.»

S'il a surpris tout le monde, le succès de la vidéo repose en réalité sur un travail de mobilisation savamment orchestré depuis plusieurs années par Invisible Children aux Etats-Unis, mais également en Europe et en Australie. Avant Kony 2012, Jason Russell a réalisé pas moins de dix films sur le chef rebelle ougandais, tous montrés dans des universités et des écoles. Il a aussi «ciblé» des personnalités et des hommes politiques, en multipliant les visites à Washington et les appels téléphoniques pour évoquer l'Ouganda. Un lobbying qui a notamment compté dans la décision prise par Barack Obama d'envoyer une centaine d'hommes en octobre 2011 en Afrique centrale afin de prendre part à la traque de Joseph Kony. Un lobbying qui a aussi permis de voir des célébrités comme Justin Bieber ou Oprah Winfrey évoquer la vidéo dès sa sortie sur leurs comptes Twitter. Et d'inciter leurs fans à aller la visionner sur YouTube.

«La vidéo correspond à un nouveau mode d'activisme politique» , explique Ethan Zuckerman, le directeur du Center for Civic Media, au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston. Avec d'autres experts des réseaux sociaux, Ethan Zuckerman admet étudier de près le «séisme» généré par Kony 2012 pour tenter de mieux le comprendre et voir s'il peut être reproduit. «Dans cette affaire, il y a au moins trois éléments déterminants, poursuit-il. Dans un premier temps, Invisible Children a su développer un réseau de jeunes militants et s'appuyer sur Facebook et les autres réseaux sociaux pour se faire connaître. Ensuite, Jason Russell a trouvé le message parfait à transmettre à toute une nouvelle génération en assurant que grâce à Internet et aux nouvelles technologies, les adolescents américains et du monde entier pouvaient vraiment jouer un rôle dans un conflit qui se passe à des milliers de kilomètres de chez eux. Il leur propose d'acheter un "action kit" [des bracelets et des posters, ndlr] pour 30 dollars [23 euros] et affirme que cela permettra d'aider à financer les opérations pour trouver Joseph Kony. Enfin, la vidéo a des airs de film de propagande, et omet volontairement de nombreuses informations sur la situation et le contexte politique en Ouganda, afin d'être plus efficace.» Porté aux nues par certains, Kony 2012 a suscité de vives critiques aux Etats-Unis et en Ouganda. En regardant la vidéo, difficile de ne pas ressentir un certain malaise quand Jason Russell demande à son enfant de 5 ans, qui apparaît au début du film, ce qu'il faut faire contre «le méchant Joseph Kony» .

L’image du «sauveur blanc»

Plus gênant encore, de nombreux spécialistes de l'Afrique et de l'Ouganda se sont indignés du fait que le film diffusé sur Internet décrive une réalité qui date d'il y a plusieurs années, alors que Joseph Kony est aujourd'hui très affaibli, qu'il ne compte plus qu'une armée de 200 ou de 300 hommes, et qu'il ne sévit plus en Ouganda mais dans les pays voisins. Dans plusieurs articles, Mahmood Mamdani, professeur à l'université de Columbia et actuellement directeur du Makerere Institute for Social Research de Kampala (Ouganda), rappelle que le gouvernement ougandais est lui aussi responsable de kidnappings et de massacres depuis le milieu des années 80 et s'insurge de voir une ONG comme Invisible Children appeler à «une solution militaire» plutôt qu'à un règlement politique global.

En Ouganda même, Kony 2012 n'a pas reçu un accueil unanime. Dans une vidéo postée sur YouTube, la blogueuse et journaliste Rosebell Kagumire a exprimé sa colère face au mythe de «ce héros étranger qui essaie encore une fois de venir secourir les enfants africains» . «Nous devrions plutôt avoir des campagnes intelligentes qui permettraient des changements durables plutôt qu'une histoire sensationnaliste destinée à vous faire pleurer» , ajoute-t-elle.

«A force de trop simplifier le message, on en perd la substance, nuance TMS Ruge, artiste et membre influent de la diaspora ougandaise en Amérique. La réalité qui est décrite dans Kony 2012 n'est pas forcément celle que nous connaissons, nous Ougandais. Nous savons qu'il y a peut-être des priorités plus importantes que d'arrêter Joseph Kony, comme d'arriver à poser les bases d'une réconciliation nationale. C'est vrai aussi que l'image du "sauveur blanc" qui vient à la rescousse de l'Afrique est un peu dérangeante. Certes, c'est une bonne chose que l'on se mette à parler de l'Ouganda, mais la vérité est trop complexe pour être résumée en trente minutes sur le Web. Il faut plus que des millions d'idéalistes pour changer le monde.»

Des posters «Stop Kony»

Dans les bureaux d'Invisible Children à San Diego, plus personne ne décroche le téléphone. Un message stipule simplement que l'ONG n'a plus les moyens de répondre à tous les appels. Des dizaines de jeunes affluent tous les jours pour se porter volontaires dans le cadre de la campagne «Kony 2012». Avant son «coup de folie» dans les rues de San Diego, Jason Russell avait publié une vidéo sur le site du groupe pour répondre aux critiques. Il y précisait qu'il ne défendait pas «les abus des droits de l'homme perpétrés par le gouvernement ougandais» et reconnaissait avoir volontairement éludé certaines des «subtilités» du conflit afin de gagner un plus large soutien public. Invisible Children est même allée jusqu'à publier ses comptes, pour répondre à ceux qui lui reprochaient de ne pas reverser un pourcentage suffisamment important de ses dons en faveur d'actions locales en Ouganda. L'ONG souligne enfin qu'elle a financé plusieurs écoles sur le terrain et mis en place un système d'alerte radio à destination de plusieurs villages isolés.

Au collège de Summit, petite ville de la banlieue de New York, Zoe, Kristina et Veronica, 12 ans, ont toutes vu Kony 2012. Elles ont aussitôt essayé d'acheter un «action kit». «Mais ils étaient très vite en rupture de stock» , précisent-elles. Elles se sont alors rabattues sur les tee-shirts. Le 20 avril prochain, si leurs parents leur en donnent l'autorisation, elles veulent participer à la journée d'action organisée par Invisible Children. Ce jour-là, l'organisation a demandé à tous les jeunes de la planète de sortir la nuit pour aller placarder des posters «Stop Kony» dans les rues des grandes villes.

Reste à savoir si le moment d'égarement de Jason Russell ne va pas porter atteinte à la cause qui lui tient tant à cœur. Dans un communiqué, Invisible Children a souligné ce week-end que son fondateur «s'était trouvé au centre d'une tempête médiatique qui lui avait pesé et avait provoqué ce regrettable incident» . D'autres ont vu dans ce rebondissement la parabole d'un activisme sur Internet «qui va trop vite, trop fort et qui fait perdre la tête à tout le monde» .

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique