Chine : blogs et châtiments

par Eric Landal
publié le 21 septembre 2010 à 8h54

Envoyé spécial à Pékin

Les Chinois l'appellent «la police politique» . Chaque commissariat chinois abrite une unité très discrète de la Guobao (brigade de protection de la sécurité intérieure). Entre autres missions, la Guobao a celle de museler les opposants de l'Internet. Les agents de la Guobao déploient tout un éventail de méthodes de pression et d'intimidation à l'encontre des blogueurs et adeptes de Twitter qui critiquent peu ou prou le gouvernement. Leur arsenal va de la simple «invitation à boire le thé» à l'enlèvement, en passant par l'expulsion du logement, les coups, et peut culminer jusqu'à une forme de supplice de la baignoire. L'objectif de cette «sale guerre» est de convaincre l'internaute rétif de se tenir à carreau et, en quelque sorte, de lui éviter l'emprisonnement (1) qui résulterait de son entêtement.

Liu Shasha, une blogueuse de Pékin , en a fait l'amère expérience. Le 15 juillet, avec d'autres, elle appelle sur le réseau Twitter à déposer des couronnes mortuaires, le lendemain, devant l'immeuble du moteur de recherche Sohu . Un geste de protestation contre la suppression, cette semaine-là, par Sohu et sur ordre des autorités, de plus d'une centaine de blogs d'avocats, artistes, opposants et commentateurs. «Je voulais m'élever contre ces mesures illégales» , explique-t-elle. Peu après, des policiers en civil se postent à l'entrée de son logement. «Ils voulaient sans doute me kidnapper, mais je ne suis pas sortie de la journée» , poursuit Liu Shasha. Ils ont alors recours à un stratagème : un interlocuteur, qui se fait passer pour un journaliste étranger, l'appelle. Rendez-vous est pris le lendemain pour une interview devant l'entrée de l'université du Peuple de Pékin. «Dès que je suis arrivée, quatre types en civil m'ont poussée dans une voiture noire sans plaques d'immatriculation» , raconte la jeune femme d'une trentaine d'années, le visage encore marqué, plus de dix jours après les faits.

Un sac opaque est mis sur sa tête et, parvenue dans ce qui semble être un petit hôtel, on la pousse dans une pièce à l'étage. Ses mains sont attachées avec des lacets de chaussures et une serviette «pour que ça ne laisse pas de traces» . «A genoux ! Si tu veux parler, dit tout d'abord 'baogao' [au rapport]. Comment tu t'appelles ?» , lui lancent ses ravisseurs. Liu Shasha refuse de répondre aux questions. «Les insultes et les coups de poing ont commencé à pleuvoir , se souvient-elle. Ils m'ont mise sur le ventre, tiré les bras vers le haut en posant un pied sur mon dos, un autre sur ma tête. Puis ils se sont mis à m'étrangler à moitié avec une corde.» L'un des agents menace : «On va te déshabiller, prendre des photos de toi nue et on les postera sur Internet. Comme ça, tu seras punie par où tu as péché.» Un autre sac, plus épais, est placé sur sa tête, par-dessus le premier. «Ils m'ont mise sur le dos et ils ont commencé à verser de l'eau sur les sacs. Je ne pouvais plus respirer, c'était affreux. Ils les ont ensuite soulevés et placé sous mon nez un tissu imbibé d'huile pimentée, puis ils ont recommencé à verser de l'eau pour m'asphyxier. Je n'en pouvais plus, alors j'ai dit 'au rapport'. Ils m'ont assise sur une chaise, mains et pieds liés.» «Qui as-tu contacté aujourd'hui ?» lui demandent ses interrogateurs. «J'ai dit que j'allais porter plainte contre eux, alors ils m'ont jetée à terre, cette fois-ci sur des bâtons pour rendre le traitement plus douloureux, et ils ont repris la séance de supplice de l'eau.» «Je ne suis pas là pour servir le peuple , lui crie un des hommes. Je suis payé pour faire ça.» «Sale pute !» lui lance un autre. «On a rendu visite à ta famille dans le Henan» , lui annonce-t-on. «Pas un seul membre de sa famille ne te soutient !» «Pourquoi agis-tu contre le Parti et le gouvernement, hein ?» On la laisse aller aux toilettes, mais les mains liées et le sac toujours sur la tête. A la nuit tombée, la torture s'arrête.

A l'aube, elle est embarquée dans une voiture, entre deux hommes. «On te ramène chez toi, et tu y restes.» On lui détache les mains et elle est jetée sur le bord d'une route en pleine campagne, à des centaines de kilomètres de Pékin. «J'ai ôté le sac et j'ai eu le temps de voir que c'était une voiture sans plaques.» Elle trouve 80 yuans (10 euros) au fond de son sac et rentre en train à Pékin. Une fois chez elle, le propriétaire de son logement lui donne 24 heures pour déguerpir. «Ordre des Guobao !» La dernière semaine de juillet, Liu Shasha est allée porter plainte pour enlèvement, coup et blessures au commissariat de son quartier. «Le policier de permanence m'a écoutée, il a tout pris en note, mais je ne sais pas s'il va enregistrer ma plainte.» Elle a, on s'en doute, peu de chances d'aboutir.

La cyber-police politique a pour mission d' «harmoniser la société» , en agissant en amont contre l'activisme des blogueurs. L'un d'eux, qui utilise le pseudonyme «Zola» , milite contre la censure. Ingénieur informaticien de formation, ce jeune d'une vingtaine d'années aux cheveux mi-longs, poste en ligne des parades techniques pour contourner la «grande muraille» de la censure de l'Internet, ainsi que des informations sur des troubles sociaux que tait la presse officielle.

Habitant Pékin, mais originaire de Changsha, à plus de 1 500 kilomètres de la capitale, Zola s'est fait renvoyer chez lui par les Guobao à plusieurs reprises. Le plus souvent aux dates sensibles comme la fête nationale, l'inauguration de l'Expo universelle de Shanghai, l'anniversaire du massacre de Tiananmen. «Ils m'appellent et me disent qu'il faut rentrer , explique Zola. Sinon ils viennent me chercher.» Parfois, ils paient même son billet. «Je vais dans l'immeuble des Guobao de Changsha, je donne mon billet de train et ils me remboursent.» Il s'est fait payer l'an dernier un voyage à la station balnéaire de Beidaihe, et s'en est vanté sur son blog, déclenchant des réactions hostiles. «Des blogueurs m'ont accusé de manger au râtelier des Guobao» , explique Zola qui considère qu'il a joué un bon tour aux policiers en les convaincant de payer son billet. L'idée lui était venue trois ans auparavant. Arrêté en 2007, alors qu'il «couvrait» sur son blog des manifestations de rue à Shenyang, les Guobao lui avaient payé une partie de son billet d'avion. «Ils ont peur que je diffuse des vraies informations» , explique Zola, dont le blog est fréquenté par 20 000 personnes par jour. L'internaute évite toutefois de se confronter trop directement avec les autorités. «Ce n'est pas en faisant des actions d'éclat qu'on pourra bouger les mentalités.» Son approche consiste d'abord à «changer en profondeur la culture sociale caractérisée par le mépris des pauvres et l'abaissement devant les puissants» . «Tout ce que je fais est légal» , dit-il avec un sourire en caressant son iPad comme si c'était un chat.

«Jack», lui, préfère garder l'anonymat. Consultant en marketing et blogueur émérite, il nous donne rendez-vous dans la cafétéria d'un centre commercial. Il vient tout juste de recevoir son premier avertissement. «Ils sont venus à trois, en uniforme de la police, et m'ont invité à boire le thé au commissariat. Ils m'ont demandé si j'avais posté des choses sur 6-4 [4 juin 1989, date du massacre de Tiananmen, ndlr] et m'ont dit qu'ils trouvaient que j'étais trop actif sur Twitter. Ils voulaient juste m'effrayer. Mais je sais que ça peut aller beaucoup plus loin.» L'une des cibles favorites de Jack sont les «Wumaodang» («le parti des 50 centimes»). Cette expression désigne les commentateurs payés par le gouvernement pour inonder les forums de discussion de propos favorables aux autorités - tout en se faisant passer pour des internautes lambda. Pour Jack, qui a travaillé pendant un an dans un site officiel, ces hommes de l'ombre ne sont pas un mystère. «Ils sont tous membres du Parti, et sont souvent fonctionnaires. Ils travaillent à mi-temps et sont payés à la quantité de posts qu'ils produisent.» Leur nombre «difficile à évaluer» est en «augmentation constante , explique-t-il, car la quantité de plateformes internet ne cesse de croître» .

La Chine compte 400 millions d'internautes. Les Wumaodang suivent les directives qui leur sont envoyées en temps réel par le «wang guan ban» (bureau de surveillance de l'Internet), l'organisme qui les supervise. «Entre eux et nous , dit Jack, c'est la guerre.»

(1) 72 «net-citoyens» sont emprisonnés en Chine, selon Reporters sans frontières.

Paru dans Libération du 17/09/2010

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