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Libération

Chine : le journalisme tout à traque

par Philippe Grangereau
publié le 1er octobre 2012 à 13h04

Les journalistes d’investigation chinois prennent toujours de gros risques lorsqu’ils se mêlent d’affaires de corruption. Zhou Xiaoyun, un reporter indépendant basé à Canton, dans le sud du pays, est traqué depuis près de six semaines par une escouade de policiers de Funing, un district de la province du Jiangsu dont il a dénoncé les malversations.

Le 9 août, son article dans la revue Nanfang révèle que 61 fonctionnaires de cette ville, soi-disant «disciplinés» pour avoir empoché des prébendes, ont, contre toute attente, été réintégrés dans la hiérarchie. Indignés par cet abus de pouvoir, des milliers d'internautes saluent le courage du reporter. En réponse, les dirigeants de Funing affirment sur le site internet du district avoir agi «en toute légalité» et, en sous-main, entreprennent de faire taire l'audacieux messager.

Six policiers sont donc envoyés aux trousses de Zhou Xiaoyun à Canton, 1 500 km plus au sud. Ne pouvant mettre la main sur leur fugitif, ils lui font parvenir des menaces via ses collègues. Tous les moyens sont bons : Zhou, qui continue de communiquer par mail depuis un lieu sûr, raconte qu'une jeune internaute aguichante, sans doute stipendiée par ces policiers, a tenté de le piéger en lui proposant un rendez-vous. «Ils veulent le kidnapper, le ramener à Funing et l'envoyer en camp de rééducation» , pense un ami du journaliste en cavale.

Alors que cette singulière «chasse à l'homme» se poursuit, Pékin fait profil bas. Depuis de nombreuses années, le gouvernement a doté les polices locale et centrale de nombreuses prérogatives en marge de la loi. Au nom du mot d'ordre officiel, «weiwen» («assurer la stabilité»), la branche politique de la police peut agir presque à sa guise. Pressions sur la famille, menaces, arrestations arbitraires, écoutes téléphoniques, condamnation à la rééducation par le travail font partie de l'éventail très large que celle-ci déploie pour faire taire dissidents et petits gêneurs.

Le retentissement donné à cette affaire via Internet lève le voile sur ces pratiques. Embarrassées, les autorités centrales ont donc fait passer ce message à Zhou Xiaoyun : pas d'interview aux médias étrangers. Les retombées sur sa famille pourraient être telles que celui-ci s'y tient strictement. Lors de la publication de son enquête, et avant que ne lui parvienne l'avertissement, Zhou avait accordé un entretien vidéo à un site internet de Canton, Kdnet . Déjà prudent, il était apparu avec une casquette et un masque chirurgical dissimulant son visage. Sur cette vidéo, il peste contre ces «ripoux privilégiés que le district de Funing fait tout pour protéger» .

Le gouvernement chinois ne fait pas mystère des dégâts causés par la corruption endémique, contre laquelle il dit «lutter résolument» . C'est «une question de vie ou de mort pour le Parti» , écrit même la presse officielle. Chaque année, plus de 150000 cadres sont placés sous enquête pour cette raison. Mais, en pratique, «la corruption fait partie intégrante du système, tant dans le secteur public que dans le privé , diagnostique le professeur de droit spécialiste du sujet He Jiahong, qui déplore le manque de volonté officielle. Le Conseil d'Etat a passé une loi en 1995 exigeant que tous les fonctionnaires d'un certain grade déclarent leurs avoirs. Mais ces déclarations ne sont pas publiques… Les autorités s'en servent généralement pour se débarrasser de quelqu'un pour des raisons politiques.» Les purges pour raison d'idéologie n'ayant plus cours, celles-ci prendraient désormais pour prétexte des accusations de corruption. Le Parti disposerait là d'un moyen de pression infaillible, car beaucoup de fonctionnaires ont des choses à se reprocher. «Dans un tel système, on ne peut être que corrompu. Moi aussi, je le serais, car je ne pourrais pas faire autrement» , confiait récemment Bao Tong, ancien haut responsable du Parti.

Les ripoux désignés à la vindicte sont soumis à un processus d'enquête interne totalement secret baptisé «shuanggui» , mis en œuvre par la Commission de la discipline du Parti. Jusqu'à l'ultime aveu, les accusés subissent, parfois pendant des mois, des interrogatoires très musclés. «Dans les années 90, cela se faisait dans des chambres d'hôtel, mais maintenant la commission a fait construire des sites spécialisés» , précise He Jiahong. Souvent situées dans les banlieues et d'apparence anodine, ces geôles sont en rez-de-chaussée, afin d'éviter que les accusés ne se défenestrent. C'est probablement dans ce genre de «centre» que moisit Bo Xilai, le membre du politburo purgé en mars, dans l'attente de sa sanction.

La corruption endémique, conjuguée avec la relative tolérance de ce type de crime, la nature souvent sélective des poursuites et leur caractère secret conduisent certains experts à évoquer un «double jeu» de la part des autorités. «Le meilleur moyen de faire barrage à la corruption , soulignait ce mois-ci sur Internet Zhou Xiaoyun, le journaliste en cavale, c'est tout simplement la transparence et la liberté de la presse.»

Paru dans Libération du 28 septembre 2012

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