Portrait

Chineur de réel

Made in China Tiger Temple Blogueur vedette, cet enfant de la Révolution culturelle narre le quotidien d'un peuple fier, troublé par les bouleversements en cours.
par Pascale Nivelle
publié le 8 juillet 2008 à 4h13
(mis à jour le 8 juillet 2008 à 4h13)

Il vit avec son chat Mongolie dans un deux-pièces conforme aux millions d'appartements basiques que la classe moyenne chinoise s'endette à acheter, en attendant de posséder une voiture. Odeur de choux dans la cage d'escalier et rangées de vélos sur le parking.

Tiger Temple aime se fondre dans le peuple, disparaître dans la masse, se laisser avaler par le quotidien. C'est sa source d'inspiration. Le jour, il maraude dans les zones grises de la capitale des JO. Du soir au matin, il tape sur le clavier d'un portable fatigué la chronique de la vie ordinaire. Son blog, l'un des trois plus populaires de Chine, s'appelle «vingt-quatre heures en ligne». Et ce n'est pas une publicité mensongère.

Il y a cinq ans, à un âge où d'autres s'occupent de leurs petits-enfants, Tiger Temple s'est jeté sur la Toile. Il écrit «sans cesse». Pour ne rien perdre de «cette époque incroyable», dans une Chine d'un milliard trois cents millions d'habitants engagée, sans autre boussole que le Parti communiste, dans un grand basculement idéologique. Un pays parfois à l'image de son immeuble, au nord du troisième périphérique, avec vue sur le stade olympique du «Nid d'oiseau», la fierté nationale chinoise : «Ils ont refait la façade, mais derrière, c'est tout pourri.»

Tiger Temple raconte les histoires des Wang, des Li, des Zhang, ses voisins par millions que l'histoire oubliera. Une famille qui vivait à quatre générations sous le même toit de tuiles grises du vieux Pékin, chassée brutalement par les hommes de main d'un promoteur. Un paysan migrant au teint de terre cuite, qui brûle ses poumons dans la poussière d'un chantier pharaonique de la capitale, à la fois fier de participer au miracle économique et sonné par la brutalité des nouveaux rois de la Chine, patrons du bâtiment ou hommes d'affaires. Un vieux, hagard et misérable, à la casquette Mao élimée, qui erre avec ses souvenirs dans un hutong (ruelle) voué à la destruction.

Tiger Temple raconte les vies menues, les larmes et les destins obscurs. Il ne parle «jamais de politique», dans le sens où il ne critique pas le régime, ni les dirigeants, ni le Parti. Le 4 juin dernier, jour anniversaire des événements de Tiananmen en 1989 totalement passé sous silence, Tiger Temple s'est tu, reproduisant simplement une phrase lénifiante du Premier ministre Wen Jiabao sur la «société harmonieuse». «Tout le monde comprend, pas la peine d'en dire plus.» Tibet, Jeux olympiques, droits de l'homme. Il évite les mots-clés de la censure, qui envoient directement en prison. Selon Reporters sans frontières, 52 cyberdissidents seraient actuellement réduits au silence, condamnés à plusieurs années de prison pour avoir «divulgué des secrets d'Etat» ou «mis en danger la sécurité nationale». Certains pour un simple mot de trop.

Tiger Temple n'a l'âme «ni d'un héros, ni d'un martyr», il se pense plus utile devant son clavier que derrière des barreaux. Ce «citoyen du net» veut fait entendre sa voix sur la Toile chinoise, la plus fréquentée du monde avec 200 millions d'internautes. Et aussi la plus contrôlée : une armée du Net estimée à 40 000 hommes a érigé une «Grande Muraille virtuelle» pour endiguer la contestation, obligeant les internautes à une partie de cache-cache sans fin avec la censure. Tiger Temple surfe malicieusement sur la crête de la contestation. Parfois censuré, il découvre un mot aimable sur son écran blanc, «merci de votre compréhension». Il n'a jamais été inquiété, «pour l'instant». Seuls 500 internautes cliquent sur ses chroniques quotidiennes, mais on en parle partout, même à la télévision d'Etat, la CCTV. Avec 1630 notes postées depuis 2003, les médias tiennent un champion du blog. Pour devenir célèbre, le meilleur moyen est d'entrer dans un livre des records.

Son pseudonyme, inspiré d'un temple de son quartier disparu sous le chantier olympique, sonne moderne. Dans son adolescence, c'est le paradis socialiste qui se construisait. La Révolution culturelle avait fait de ses parents, pourtant hauts fonctionnaires et communistes endurcis, des «chiens courants du capitalisme», chassés dans les rues à coups de pierre et bientôt exilés à la campagne.

A 13 ans, Zhang Shihe, pas encore Tiger Temple, est parti sur les routes vagabonder pendant quatre ans, vivant de l'aumône. Les gardes rouges calmés, il est rentré à Xian, sa ville natale, animé d'une foi nouvelle. A son tour d'«attaquer la montagne», comme disait Mao. Il est reparti, avec 3 500 autres élèves de la troupe 52-57, construire le chemin de fer de Chongqing au centre du pays. «Tous entre 12 et 17 ans, nous n'avions qu'une seule tenue, été comme hiver : un vieil uniforme à rayures jaunes de la guerre de Corée. On creusait à la pioche, il n'y avait rien à manger, à peine deux cuillères de pois pour douze personnes et parfois des brioches.» Le chantier a duré trois ans, pendant lesquels il n'a pu entrer en contact avec sa famille. Près de deux cents de ces jeunes «soldats du chemin de fer» sont morts dans l'aventure. «Mais jusqu'au bout on a gardé notre enthousiasme. C'était l'atmosphère de l'époque.»

Près de quarante ans plus tard, les survivants se retrouvent sur Internet pour échanger leurs souvenirs. «Certains sont fiers de cette éducation à la dure, d'avoir mangé tant d'amertume. D'autres ne se sont jamais remis d'avoir vécu une jeunesse d'esclaves, dit Tiger Temple. Moi je suis neutre. La vie est longue.» Cet été, il s'apprête à refaire le voyage de Chongqing sur un vieux vélo Phoenix, son ordinateur portable sur le dos. Revoir la ligne de chemin de fer, chaque caillou cassé à la main. Et raconter le passé comme le présent : «L'Histoire est interdite en Chine, ce pays est amnésique, les gens ne savent pas d'où ils viennent.» Il veut rétablir la communication, «parler aux jeunes nourris aux Mc Do, aux jeux vidéo et à la propagande». «La jeune génération, dit-il, est désespérante, anesthésiée par le Parti. Ils sont patriotes, mais confondent la patrie et le pays. Ils n'ont pas la culture pour comprendre.» Les récentes manifestations nationalistes des jeunes, autour de la flamme olympique, du Tibet ou du tremblement de terre du Sichuan, l'ont «navré». «Ça me rappelle la Révolution culturelle», dit-il.

Son fils de 19 ans vit à Xian avec sa mère, dont il a divorcé. Il en parle peu. A son âge, à peine sorti du chemin de fer de Chongqing, il était ouvrier dans une usine sidérurgique. Beaucoup de ses anciens collègues, enrichis par la croissance miraculeuse, roulent aujourd'hui en grosses Audi noires à vitres fumées. Cadres du Parti ou chefs d'entreprises millionnaires, ils ont tiré un trait sur les années rouges, comme la plupart des Chinois. Tiger Temple s'est essayé à l'économie de marché après l'usine, créant une agence de publicité dans le boom des années 90. Il a voulu «gagner de l'argent» lui aussi, accumulant sans réfléchir. A la cinquantaine, «âgé mais surtout pas vieux», il avait de quoi vivre modestement de ses rentes. C'est alors qu'il a décidé de se consacrer à «la seule chose qui vaille, écrire». Une fois le doigt dans la fenêtre Internet, seul espace de liberté d'expression en Chine, il s'est laissé happer tout entier.

PHOTO GILLES SABRIE

Tiger Temple en 5 dates

27 septembre 1953 Naissance de Zhang Shihe à Xian.

1970 Envoyé comme ouvrier sur la ligne de chemin de fer.

1980 Ouvre une librairie à Xian.

1993 Devient publicitaire.

2003 Blogueur professionnel.

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