Chris Anderson: «A l'avenir, chaque entreprise va devoir fabriquer des produits gratuits»

Le rédacteur en chef du magazine Wired s'intéresse au modèle gratuit qui va devenir, selon lui, incontournable.
par Philippe Grangereau
publié le 20 mars 2009 à 16h50
(mis à jour le 12 octobre 2010 à 15h19)

Chris Anderson, 47 ans, est depuis 2001 rédacteur en chef de Wired ( lire son blog ), un magazine doublé d'un site internet créé en 1993 consacré aux nouvelles technologies. Physicien de formation, il a travaillé au laboratoire de Los Alamos, avant de devenir journaliste au magazine britannique The economist , où il a été l'un des premier à «couvrir» le monde de l'internet. Wired milite pour la liberté d'entreprise, et pour limiter le plus possible l'intervention du gouvernement dans la vie publique. Ancré dans la culture de la côte ouest des Etats-Unis, Wired sert de bréviaire aux «techno-utopiens» qui voient dans la loi du marché et le progrès technologie, un moyen de libération de l'individu, et l'avènement d'une société post-industrielle d'abondance transcendant les clivages politiques.

Votre livre s'intitule «gratuit», mais bien sûr vous ne voulez pas dire qu'un jour tout deviendra gratuit?

_ Je n'ai jamais dis ça. Je pèse mes mots. Je dis simplement que de plus en plus de choses deviendront gratuites. J'ai tout un chapitre qui traite de l'abus du mot «gratuit» pour égarer le consommateur, et je dresse un distinction très nette entre les arnaques et la réelle gratuité.

Vous dites qu'on est en train d'entrer dans une ère où la gratuité sera de plus en plus considérée comme la norme, et non l'exception. Comment est-ce possible?

_ Il y a trois type de gratuité. Celle, éprouvée, du marketing, du type «vous en achetez deux, le troisième est gratuit», ou lorsqu'on on vous donne le rasoir pour que vous achetiez les lames... rien de nouveau dans cette technique commerciale. Il y a aussi la gratuité du produit payé par la publicité: C'est tout à l'avantage du consommateur, mais ça n'a rien de nouveau. De plus, on paie d'une certaine manière le produit en prêtant attention aux publicités qu'il contient. Et puis il y a une troisième sorte de gratuité, qui ne sent ni l'arnaque commerciale ni la publicité, et qui est bien réelle car elle est basée sur l'économie digitale, ce qui signifie que le coût réel du produit est nul. C'est l'univers de Wikipedia, de Google, des jeux en ligne, des softwares gratuits qui sont en fait payés par le 1% de la clientèle qui achète la version évoluée du produit. Cet univers a pris forme au cours des 5-10 dernières années, et il a été rendu possible parce que le coût pour offrir ces services est devenu proche de zéro.

Quel est le poids de cette économie gratuite à l'heure actuelle?

_ C'est très difficile à quantifier car cela dépend de la définition que vous donnez au mot «gratuit». Certains peuvent même dire que, par définition, cela ne fait pas partie de l'économie, puisque l'économie est mesurée en dollars. Combien pèse Wikipedia, Craig's list (1) par exemple? On ne le sait pas. Concernant les logiciels open-source, il y a toute un écosystème commercial qui gravite autour d'eux, et il est possible de le quantifier, mais d'une manière générale, il est difficile de mesurer cette économie non-monétaire par manque de statistiques et de définitions exactes. Toutefois, d'après mes approximations, elle doit représenter autour de 300 milliards de dollars par an (200 milliards d'euros).

Et dans l'avenir?

_ Là encore, cela dépend de la définition de «gratuit» qui est utilisée. Il est toutefois certain que tous les types d'industries à l'avenir participeront, d'une manière ou d'une autre, à cette économie gratuite. Certaines vont utiliser les deux premiers types de gratuité dont j'ai parlé, et d'autres auront recours à la réelle économie gratuite. Mais il me semble qu'à l'avenir, chaque entreprise va devoir fabriquer des produits gratuits ou bien va devoir entrer en concurrence avec des compagnies dont les produits seront gratuits.

Pourquoi? Parce que de plus en plus d'entreprises deviendront des compagnies de logiciels?

_ Exactement. Le facteur incitatif qui pousse l'économie traditionnelle à se transformer en économie digitale est très puissant, car l'univers digital est meilleur marché. Quand on voit que les prix des biens et de l'énergie grimpent, on a tout intérêt à faire évoluer une industrie de type physique, alourdie par le coût de la main d'œuvre, de fabrication, de stockage et de distribution, vers un modèle déflationniste.

La valeur de l'information, gratuitement accessible sur le net, n'est-elle pas devenue proche de zéro?

_ Ce n'est pas parce qu'on ne fait plus payer l'information directement qu'elle a perdu de sa valeur. Je dirige un site internet, Wired.com, qui totalise 140 millions de pages vues par mois, et qui est gratuit. Pourtant on gagne des dizaines de millions de dollars... Les médias numériques que je connais sont très profitables et le deviennent de plus en plus. Les journaux, c'est un cas particulier et je n'y connais pas grand-chose, mais les autres médias marchent très bien. D'une manière générale (aux Etats-Unis), les médias électroniques, la radio, la télévision, ont toujours été gratuits. Nombre de publications sont tellement subventionnées (par la publicité) qu'elles sont déjà presque gratuites.

Si on va vers un monde plus «gratuit», cela signifie davantage de publicité?

_ Oui, mais ce seront des publicités qui ne ressembleront pas à des publicités. Prenez l'exemple de mon blog: il est gratuit, mais en fait c'est une publicité pour moi-même et pour mes livres. Mais ça ne ressemble pas à de la publicité, ni à de l'auto-promotion. Et c'est la même chose pour tous les blogs. Nous entrons dans une nouvelle ère ou s'est créé un nouveau marché basé sur la réputation, qui utilise des moyens gratuits, en plus de nos idées et de beaucoup d'efforts, nous pour promouvoir nous-mêmes ainsi que nos propres intérêts. Ce n'est pas de la publicité traditionnelle, mais en y réfléchissant, c'est bel et bien de la publicité.

Le site de petites annonces gratuites Craig's list a presque tué les pages de petites annonces des journaux américains, qui gagnaient grâce à cela des centaines de millions de dollars. Mais Craig's list ne gagne que quelques millions de dollars par an: qui a bénéficié de la différence?

_ Cet argent qui semble perdu a en fait été redistribué à chacun des utilisateurs de Craig's list. Ceux-ci ont touché davantage de clients, gratuitement, plus facilement, et de manière plus agréable que s'il avaient voulu passer une petite annonce dans un journal.

Votre livre, qui sera publié en juillet, sera-t-il gratuit?

_ Oui, bien sûr. Le e-book, le web-book et l'audio-book seront gratuits. L'édition livre de poche, qui sera sans doute sponsorisée, le sera aussi. Par contre si vous voulez une version plus complète du livre, avec les graphiques, là on vous fera payer. Seule l'édition en livre relié sera entièrement payante.

(1) Craig's list est un site de petites annonces gratuites sur le net où ne paient que deux catégories d'annonceurs: ceux qui vendent un bien immobilier et ceux qui proposent un emploi.

Washington (de notre correspondant)

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