«Christian Science Monitor» De l’encre à la Toile

Le quotidien américain deviendra en avril le premier journal national publié strictement sur Internet, et ne gardera de la version papier qu’une parution hebdomadaire. Un choix précurseur ?
par Maria Pia Mascaro
publié le 26 février 2009 à 17h39

Sur un mur du hall d'entrée du Christian Science Monitor (CSM) , un quotidien spécialisé dans les affaires internationales édité à Boston, un panneau décrit les étapes de la production du journal. On y retrace la fabrication d'un article, du bureau du correspondant à Jérusalem jusqu'à la boîte aux lettres du lecteur : le CSM est distribué par abonnement. On y voit l'article partir des écrans d'ordinateur vers la rotative de l'imprimerie. De là, les journaux empaquetés sont transportés par camion vers l'aéroport avant d'être dirigés dans les bureaux postaux du pays, puis distribués par le facteur. Cette seule partie de la vie d'un journal occupe la moitié du panneau. La naissance de l'idée à traiter, l'enquête, l'écriture, la mise en page de l'article, sans compter la relecture ou la recherche d'images, se ­contentent de l'autre moitié. Cela en dit long sur la part disproportionnée occupée par l'impression et la distribution des quotidiens. En temps comme en coût.

Dès avril, le CSM devra revoir la décoration de son entrée, puisqu'il deviendra le premier quotidien national aux Etats-Unis à abandonner le papier pour diffuser son contenu prioritairement sur Internet.

Le CSM a choisi trois manières pour distribuer son titre : son site d'information sur Internet, qui sera mis à jour de 7 heures à 22 heures (contre 8 heures à 17 heures actuellement), une lettre quotidienne au format PDF envoyée par e-mail aux abonnés, et un magazine hebdomadaire à livrer dans les boîtes à lettres des abonnés un peu avant le week-end. «Notre réflexion a commencé il y a deux ans. Nous avons effectué plusieurs études commerciales et des sondages auprès de nos lecteurs et de nos annonceurs» , explique Jonathan Wells, directeur financier du CSM .

Une histoire à part

L'expérience menée à Boston est suivie de près par le reste du secteur à l'heure où une majorité de quotidiens américains, y compris les titres phares que sont le New York Times , le L os Angeles Times ou le Wall Street Journal , sont contraints, à des degrés divers, de revoir leur stratégie pour faire face à l'érosion du lectorat et à la perte des revenus publicitaires. Certes, le CSM est un journal à part. Il a vu le jour en 1908 grâce à Mary Baker Eddy, la fondatrice de l'Eglise de la science du Christ, agacée par le sensationnalisme de la presse de l'époque. Cette Eglise d'obédience protestante, qui se fonde sur la connaissance («science») de la Bible, n'a rien à voir avec la Scientologie. Rapidement, le CSM s'est distingué par l'attention donnée aux questions internationales et le sérieux de sa couverture nationale. Il a gagné sept prix Pulitzer au fil des ans. Son adossement à l'Eglise de la science du Christ n'en fait pas un journal religieux, mais le CSM a profité du soutien financier de cette Eglise, appui qui s'est révélé indispensable ces dernières années. Comme la majeure partie des quotidiens, le CSM a vu son tirage plonger, de 200 000 dans les années 70 à 52 000 à la fin 2008. Sur son budget 2008-2009, estimé à 30 millions de dollars (23,5 millions d'euros), 13,2 millions sont pris en charge par l'Eglise et 6,5 millions par une fondation formée par des amis du journal et des membres de l'Eglise. Mais l'Eglise souhaite réduire sa contribution de manière sensible en la ramenant à 3,8 millions de dollars d'ici à quatre ans. Une décision qui n'est pas étrangère à la décision du CSM de jouer son destin sur le Net.

«Le moment est propice, poursuit Jonathan Wells. Notre lectorat vieillit, la tendance générale est à un déplacement des annonceurs du papier vers le Net et, pour la première fois, en 2008, l'étude du PEW Center sur les habitudes des Américains face aux sources d'information montre qu'ils sont plus nombreux (37 %) à s'informer par le Net que par la lecture d'un quotidien (34 %) ou l'écoute de la radio (35 %). Le fait que de nombreux journaux ferment leurs bureaux à l'étranger et réduisent leur présence à Washington a également pesé. Comme notre lectorat est dispersé à travers le pays, nos coûts de distribution sont devenus insoutenables.»

Pour mettre en œuvre sa bascule vers le Net, le CSM a recruté l'été dernier John Yemma comme rédacteur en chef. Ce vétéran du Web a travaillé à la rédaction en ligne du New York Times , puis dirigé celle du Boston Globe . Lui aussi est ­convaincu que le moment est idéal pour le CSM . «Nous avons un produit particulier, une niche. Notre approche très analytique des affaires internationales nous vaut un lectorat loyal qui devrait continuer à nous lire» , explique-t-il. Si des licenciements sont prévus (entre 7 et 9 postes de journaliste sur une rédaction qui en compte 100), les effectifs des huit bureaux à l'étranger et des huit autres aux Etats-Unis, dont celui de Washington qui emploie dix journalistes, sont maintenus. Le volume de travail des deux douzaines de pigistes à travers le monde ne sera pas réduit. «Notre réputation tient à la qualité de notre service monde, nous poursuivrons dans cette voie. Il est évident que la BBC ou le New York Timesnous surpassent en moyens, mais notre approche est différente, l'aspect ­humain des événements est au cœur de notre préoccupation» , assure John Yemma.

Saut dans l’inconnu

La plupart des analystes du secteur sont formels : si le Net est bien l'avenir de nombreux quotidiens, seuls ceux dont le ­contenu se distinguera des autres auront une chance de réussite en ligne, surtout si le modèle du tout gratuit reste en vigueur. «Les journaux locaux sont les mieux placés pour réussir cette conversion, car leur ­contenu, l'info locale, est unique» , souligne Jonathan Starck, un consultant en communication. «Pour les quotidiens nationaux, le transfert sera plus difficile, sauf s'ils ont un contenu distinct ou une masse critique suffisante, comme le New York Times ou le Wall Street Journal» ,poursuit ce spécialiste.

Reste la question du modèle économique. Avec la nouvelle formule, le budget annuel du CSM sera réduit d'environ un tiers pour se situer à quelque 20 millions de dollars (15,7 millions d'euros). Le journal a choisi de conserver une version papier sous la forme d'un hebdomadaire qui fera la part belle aux dossiers, aux analyses, aux reportages et aux portraits. Le maintien d'un support papier est en effet vite apparu incontournable. Le CSM pense ainsi retenir 85 % de ses abonnés. L'abonnement annuel passera à 89 dollars contre 219 pour le quotidien aujourd'hui (70 euros au lieu de 171). «Les comptes du magazine seront équilibrés, ses coûts de production et de distribution seront couverts par les économies réalisées sur la distribution du quotidien» , explique Jonathan Wells qui espère augmenter le tirage du magazine à 150 000 exemplaires d'ici à cinq ans. «Un pari osé. C'est vrai que nous ­allons à contre-courant, mais nous croyons à la spécificité de notre produit» , se convainc Yemma, alors que des magazines aussi prestigieux que Newsweek ou Time taillent dans les budgets et les effectifs.

La lettre d'information quotidienne, qui reprendra les quatre ou cinq articles phares de la journée et un éditorial, sera aussi payante. Son prix se situera entre 60 et 70 dollars par an, de 47 à 55 euros. «La majorité de nos lecteurs a exprimé le souhait de recevoir un produit quotidien où l'information est hiérarchisée et commentée» , affirme Jonathan Wells.

L'idée d'un accès payant au site, qui attire 2 millions de visiteurs uniques par mois, a été évoquée, mais vite abandonnée. «Nous préférons nous concentrer sur l'augmentation du trafic sur notre site et celle de nos annonceurs. Si d'autres modèles de financement des sites d'info devaient émerger, nous repenserons le nôtre» , dit Jonathan Wells qui admet que la «gratuité est le pire cauchemar d'un éditeur» . Il suit attentivement le débat en cours aux Etats-Unis sur le financement des sites de journaux depuis que Bill Keller, le directeur exécutif du New York Times a lancé l'idée de micropayements, de l'ordre de 1 ou 2 centimes à chaque fois qu'un lecteur clique sur un article. Le modèle est controversé. Jonathan Wells pense que l'idée d'une redevance pour des bouquets de sites d'information sur le modèle pratiqué par les chaînes de télévision a plus de chance. Encore faudrait-il que les éditeurs avancent de manière concertée.

Les futurs revenus du CSM viendront des abonnements au magazine, à la lettre PDF, de la revente d'articles à d'autres journaux ( syndication ) et surtout de la publicité, aussi bien en ligne que dans le magazine. Si, pour l'instant, celle-ci ne représente que 10 à 15 % des revenus du quotidien, Jonathan Wells espère qu'elle se passera à 40 ou 50 % en ­ciblant les annonceurs par des contenus spécifiques.

Du temps et de l’argent

La rédaction ne cache pas une certaine tension. «Il faudra changer nos rythmes, je ne sais pas comment je vais utiliser au mieux mes correspondants pour produire à la fois de l'info rapide pour le site et des papiers fouillés pour le magazine. Je ne peux pas les faire travailler 18 heures par jour !» ­explique Cheryl Sullivan, responsable de la rubrique nationale. David Scott, son collègue du service monde, partage ses craintes : «Nous n'aurons plus forcément le luxe du temps pour nos analyses, raison pour laquelle il nous faut des journalistes très expérimentés sur le terrain.» John Yemma minimise ces soucis : «J'ai travaillé en agence de presse, la deadline, c'est chaque minute, mais on y écrit aussi des papiers plus longs. Ce sera pareil pour nous.»

Le CSM a du temps devant lui ; c'est un luxe. D'abord, la fondation continuera de le soutenir à hauteur de 6 à 7 millions de dollars par an, et même si la contribution de l'Eglise est réduite, le journal n'est pas soumis à la pression des actionnaires. Malgré ce modèle financier particulier, la rédaction de Boston est regardée comme un laboratoire de l'avenir. «Ce que nous ferons ces prochaines années sera analysé dans toutes les rédactions, personne ne nous a du reste dit que nous étions fous, au ­contraire, affirme Yemma. Bien sûr, c'est flippant, mais au moins je me rassure en me disant que nous avons un plan d'avenir.»

Paru dans Libération du 26 février 2009

BOSTON, envoyée spéciale

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