Copie privée: mélodrame autour d'un disque dur

par Sophian Fanen
publié le 13 novembre 2012 à 18h57
(mis à jour le 14 novembre 2012 à 8h59)

Qu'est-ce qui n'est pas vraiment une taxe, est payé par presque tous les Français, existe depuis 1985 et génère chaque année près de 200 millions d'euros, répartis entre les artistes et les festivals partout en France? La rémunération pour copie privée (RCP), avatar méconnu des années Mitterrand, créée par la loi dite Lang .

Cette loi est née de la généralisation des matériels permettant la copie de musique (sur cassette audio à l'époque), de films ou de programmes télévisés (sur VHS) et de livres (par la photocopie). C'est un équilibre: les particuliers y ont gagné le droit (en l'occurrence une exception au droit) de faire une copie des œuvres achetées pour un usage dans le cadre familial, tandis que les ayants droit (auteurs, interprètes, producteurs) sont assurés de toucher une rémunération pour cet usage spécifique de leurs créations.

Réformée pour suivre les rapides évolutions technologiques des années 1990 et 2000, la RCP s'étend désormais à tous les appareils capables de stocker des données: disques durs, CD, DVD et Blu-ray vierges, clé USB, téléphones portables et même systèmes GPS... Les supports taxés et les barèmes sont établis par une commission paritaire composée de 12 représentants des ayants droit , 6 représentants des consommateurs et 6 représentants des industriels fabricants, représentants des opérateurs télécoms et sites de vente en ligne.

Ce sont ces derniers (à l'exception de la Fédération française des télécoms qui discute encore) qui ont ce matin claqué la porte de la commission, fâchés et «acculés» par les blocages qui les opposeraient au monde de la culture. Dans un communiqué commun tombé à 17h45, les «auteurs, artistes-interprètes, producteurs et éditeurs du sonore, de l'audiovisuel, de l'écrit et des arts visuels» ont pour leur part exprimé leur «totale indignation devant la nouvelle tentative d'un certain nombre d'organisations [...] de faire obstruction par leur démission au fonctionnement de la Commission. [...] Néanmoins et contrairement à l'attente desdites organisations, la Commission de la copie privée reste à même d'adopter régulièrement les décisions qu'elle a prévu de prendre pour assurer la continuité de la mise en œuvre, à compter du 1er janvier 2013, de la rémunération pour copie privée.» Une affirmation qui reste soumise à arbitrage juridique.

Tous les supports permettant le stockage sont assujettis à la copie privée. Photo CC BY saebaryo .

Cette confrontation n'est pas nouvelle. Les représentants des artistes se battent depuis 1985 pour renforcer une rémunération devenue essentielle (notamment pour le monde du disque soumis à des mutations violentes), tandis que les fabricants tentent de réduire le montant de la RCP, qui pèse sur leurs prix et enverrait de nombreux consommateurs vers des sites étrangers où la RCP est moindre.

Pour avoir un ordre d'idée, la RCP est au dernier pointage de 0,56 centimes d'euros sur un CD-R de 74 minutes, de 20 euros sur un disque dur externe d'1To, de 15 euros sur un baladeur de 16Go et de 8 euros sur un smartphone avec une mémoire de 16Go. Les consommateurs connaissent mal ou peu cette «taxe» discrète, mais elle ne représente pas quelques centimes indolores. En 2011, 193 millions d'euros ont été perçus au titre de la RCP, qui sont répartis pour 75% aux artistes et producteurs et pour 25% à «5000 manifestations et initiatives culturelles» .

La fâcherie entre industriels et ayants droit s'est matérialisée le 20 septembre dernier lors d'une réunion de la commission portant sur les nouveaux barèmes, qui doivent être votés avant le 20 décembre pour remplacer leurs prédécesseurs invalidés par le Conseil d'Etat . «Nous sommes restés sans voix devant les hausses excessives proposées par les ayants droit» , a détaillé ce matin en conférence de presse Maxence Demerlé, déléguée générale adjointe du Syndicat de l'industrie des technologies de l'information (Sfib), qui représente de gros acteurs de l'informatique comme Dell, IBM et Lenovo.

Quelques jours plus tard, le 24 septembre, PC Inpact avait publié le tableau des barèmes envisagés par les ayants droit, qui devaient servir de base de négociation. Avec des hausses notables sur certains matériels, comme les tablettes (+327% sur un modèle 64 Go), les smartphones (+140% sur un 32 Go), tandis que les disques durs et les clés USB verraient leur part de RCP stable ou diminuée.

Barèmes étudiés par les ayants droit à la rentrée 2012, publiés par PC Inpact le 24 septembre.

Pour les industriels, les barèmes seraient donc devenus «absolument incontrôlables» et il leur serait «impossible d'expliquer aux consommateurs d'une demi redevance [audiovisuelle] sera par exemple perçue à l'achat d'une tablette. [...] Nous ne sommes pas anti-copie privé ni anti-culture, a continué Maxence Demerlé, mais nous pensons que la compensation n'a aujourd'hui plus aucun rapport avec le préjudice. Ce que l'on voit, c'est que les Français copient de moins en moins mais que la RCP augmente.» Une étude commandée par le Simavelec (représentant des fabricants de matériel électronique) et le SNSII (Syndicat national des supports d'image et d'information) a notamment estimé qu'en 2010 le préjudice subi par les ayants droit au titre de l'exception de copie privée (telle que définie par la loi Lang) se montait à 52 millions d'euros, alors que 180 millions ont été perçus cette année-là.

«Bien sûr qu'il y a des hausses dans les barèmes que nous proposons, mais c'est une discussion, répond aux industriels Pascal Rogard, directeur général de la SACD (société de perception et de redistribution des droits des auteurs du cinéma et de l'audiovisuel). Quand on négocie on part d'une hypothèse haute pour trouver un compromis.» Selon lui, les «importateurs» jouent un jeu uniquement politique. «Ils n'arrêtent pas de quitter la commission. Chaque fois qu'il faut bloquer l'adoption des barèmes, ils sortent. Depuis un mois ils ne venaient déjà plus, donc on ne peut pas avancer. Ils devraient plutôt siéger parmi les créateurs, ces gens-là ont un sens du Vaudeville très développé.» En face, Maxence Demerlé accuse la commission d'être «devenue un conclave. Elle était censée être paritaire, mais dans les faits il suffit qu'un membre des industriels ou des consommateurs soit absent pour que les ayants droit décident eux-mêmes des montants de leur rémunération.»

La réponse de Pascal Rogard au nom des ayants droit est sèche: «Depuis que la commission existe, les importateurs estiment qu'elle est déséquilibrée, mais elle a été pensée pour qu'il y ait d'un côté ceux qui paient [les consommateurs et les industriels, ndlr] et de l'autre ceux qui en bénéficient [auteurs, interprètes, producteurs]. Si on la réforme comme ils le proposent avec trois collèges qui ont un tiers des sièges chacun, ce sont les créateurs qui deviennent minoritaires. On en a ras le bol de leur petit jeu qui n'est absolument pas nouveau.» En 2008, les industriels représentés au sein de la commission sur la copie privée avaient en effet déjà fait des propositions similaires auprès du secrétaire d'Etat en chargé de l'Economie numérique de l'époque, Eric besson.

Le préjudice tel qu'estimé par une étude commandée par les industriels siégeant à la commission sur la copie privée.

La conséquence directe de la démission du collège des industriels est le blocage probable des travaux de la commission sur la copie privée. Les industriels se disent toujours «ouverts à la discussion» mais souhaitaient tirer -- une nouvelle fois -- «le signal d'alarme» en appelant à une -- nouvelle -- médiation du gouvernement. Celui-ci, par le biais du ministère de la Culture, nous a fait savoir qu'il «regrette la politique de la chaise vide» mais veillera à ce que le divorce entre ayants droit et industriels ne vire pas à la nécrose insoluble.

Comme tous les dossiers qui touchent à la culture et au numérique, la modernisation du système français de la copie privée et de la commission qui en est chargée est dans les mains de la mission Lescure, qui doit donner ses premières orientations en janvier. Avec un casse-tête du diable pour le gouvernement: abaisser le montant de cette perception, même à un niveau qui satisferait les industriels, les ayants droit et les consommateurs, entraînerait une diminution des montants alloués aux festivals de France. Politiquement, c'est explosif, les collectivités locales ayant assis une large part de leur politique culturelle sur ces événements qui se sont multipliés ces dernières années.

Pour les industriels, la rémunération pour copie privée s'est ainsi transformée au fil des années en taxe masquée au profit de la culture. C'est ce qu'a pointé ce matin Guy Noël, le président du Secimavi (Syndicat des entreprises de commerce international de matériel audio, vidéo et informatique) en expliquant que «le système est aujourd'hui appliqué à l'envers. On part de la somme dont on a besoin pour calculer les barèmes. Nous demandons que l'on parte du préjudice réel subi par les ayants droit.»

Pour Pascal Rogard, il s'agit davantage de défendre le modèle français qui assure des revenus aux «créateurs» . «Nous on crée des choses qui vont rester dans le patrimoine français. Qu'est-ce que les importateurs vont léguer à leurs enfants?» Un compte iTunes ?

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