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Libération

«Créer un sanctuaire du journalisme en Islande»

par Sabrina Champenois
publié le 15 juillet 2010 à 8h33

Envoyée spéciale à Reykjavik

Faire de l'Islande un paradis du journalisme, par l'adoption d'un arsenal juridique qui encourage l'investigation - en renforçant la protection des sources, en limitant le devoir de réserve des fonctionnaires, en donnant la priorité au principe de la liberté d'expression, en compliquant les procédures, entre autres. C'est le projet qu'a animé et défendu Birgitta Jónsdóttir, 43 ans, députée depuis avril 2009 sous la bannière du tout nouveau parti Movement (citoyen, sans étiquette). Une loi dans ce sens, intitulée Islandic Modern Media Initiativ e (IMMI), a été adoptée le 15 juin par le Parlement islandais. Elle doit s'appliquer aux journalistes islandais, mais aussi aux médias et aux blogueurs étrangers. Rencontre in situ avec Birgitta Jónsdóttir, artiste (écrivain, éditrice), «activiste depuis toujours» (en faveur du Tibet en particulier), pionnière du Net… «Sorte d'anarchiste, mais pas au sens caricatural de la recherche du chaos» , elle arrive avec une poêle en bandoulière et un gobelet en fer dans la main, pour cause de manifestation devant la Banque centrale et les bureaux du FMI à Reykjavík.

Comment est née l’idée d’un sanctuaire du journalisme ?

L’IMMI fait partie d’un projet global : l’avènement d’une société plus démocratique. Ces temps-ci, en Islande comme dans beaucoup d’autres pays, de plus en plus de gens ont, à raison, le sentiment d’être victimes d’un népotisme qui a complètement perdu de vue l’intérêt général. La difficulté d’accéder à l’information, y contribue.

L’idée a émergé en décembre dernier, suite à un séminaire de la Digital Freedom Society d’Islande (lobby pour la liberté numérique, ndlr) où j’ai rencontré Daniel Schmitt, du site internet WikiLeaks, spécialisé dans la publication d’informations confidentielles. L’idée d’une «Suisse du bit» circulait déjà, mais là, en pleine remise en question générale, le timing était idéal. J’ai dit, «Allons-y», et voilà, on a commencé à faire des réunions, à réfléchir à ce projet de «paradis/sanctuaire» du journalisme. Au total, ce projet a mobilisé une douzaine de personnes de tous horizons, politique, médiatique, juridique. On a aussi compté beaucoup de soutiens dont celui, très important vu sa popularité et sa réputation d’intégrité, d’Eva Joly.

On vous dit proche de WikiLeaks . Vous avez contribué à la diffusion de la vidéo qui montre l’armée américaine abattant par erreur une douzaine de civils à Bagdad, dont deux employés de l’agence Reuter…

Oui, je suis devenue proche de WikiLeaks , et j'ai effectivement participé à l'editing de ce document. WikiLeaks, dont la plupart des serveurs sont installés en Suède, a été très important dans l'élaboration de l'IMMI, car l'équipe avait l'expérience des multiples obstacles qui peuvent freiner la diffusion de l'information, à travers le monde. Et à l'inverse, WikiLeaks connaissait aussi les mesures favorables à la liberté de l'information qui existent déjà ; c'est par exemple le cas de cette disposition française qui limite à deux mois le délai pendant lequel une publication peut faire l'objet d'un procès.

Nous avons pris pour modèles les paradis fiscaux, qui ont pour spécificité de réunir les meilleures conditions au monde pour les opérations les plus nébuleuses… Nous, nous voulons réunir les meilleures conditions possibles en faveur de la transparence, de la circulation de l’information, de la liberté d’expression. Et puis l’IMMI pourrait favoriser un dialogue sur ce thème au sein de l’Europe avec, à la clé, un renforcement de la législation.

L’IMMI sonne aussi comme un désaveu de la presse islandaise…

Les médias islandais font l’objet d’un chapitre dans le rapport de la commission d’enquête sur les raisons de la crise. Ils ont à l’évidence failli à leur devoir d’information. Il faut dire que le contexte n’était pas propice : d’un côté, une télé et une radio d’Etat clairement inféodées, et de l’autre une presse privée propriété des «banksters»… La situation n’a pas vraiment changé. Il y a bien des petits journaux, mais aucun qui creuse vraiment. La presse écrite est de toute façon fragilisée par la diminution de son lectorat, qui se tourne de plus en plus vers Internet. Mais les sites peinent pour leur part à trouver un modèle économique viable…

En termes de liberté de la presse, la Grande-Bretagne est le pays démocratique qui présente la situation la plus alarmante, en raison des «super-injonctions», ces mesures qui musellent doublement les journalistes : en leur interdisant de divulguer une information, et en leur interdisant de rendre publique cette censure. Au moins 250 cas ont été répertoriés, et tous les médias sont touchés, même les plus prestigieux comme la BBC ou le Guardian.

Certains objectent que l’IMMI ne protégera pas le journaliste sur le terrain…

Nous n’avons pas de baguette magique, nous ne disons pas que, grâce à l’IMMI, aucun journaliste ne sera plus tué dans la quête de l’information. Nous disons qu’avec l’IMMI, le journaliste qui voudra sortir une information en mourra peut-être, mais pas son article. L’IMMI n’est donc pas que symbolique.

Il revient maintenant au ministère de la Culture d’appliquer la loi, sans l’édulcorer. Mais je suis optimiste : le texte a été adopté massivement, et le gouvernement le soutient. C’est aussi l’occasion de redorer un peu le blason islandais au plan international.

Paru dans Libération du 14/07/2010

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