Cricri et Poupou chantent Noël

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 20 décembre 2010 à 10h33
(mis à jour le 20 décembre 2010 à 13h21)

L'heure est grave, et Frédéric Mitterrand aussi. Tandis que, dans un coin de son bureau ministériel, la guirlande électrique clignote tristement, sous sa veste d'intérieur façon Georges Descrières, ses épaules s'affaissent sous le poids de l'ingratitude : «Vous étiez, chère Christine, cher Alain, telles les colombes de la francophonie s'envolant à tire d'aile porter la voix de la France par-delà nos frontières, pour qu'elle nimbe d'un oasis de Voltaire, Rousseau et, l'oserais-je, Houellebecq, le grand désert algérien ; pour qu'elle nappe les plateaux andins des mots de Molière, Hugo et, l'oserais-je, de Beigbeder, qu'elle vaporise de nos camemberts, de nos livarots et, l'oserais-je, de nos Babybel, l'air raréfié des pentes himalayennes. Et puis, d'un coup de dents, vous avez arraché la tête des colombes.» En face, Alain de Pouzilhac et Christine Ockrent scrutent leurs souliers pour y distinguer le reflet de leur culpabilité. La guerre thermonucléaire, à base d'espionnage informatique et de coups bas, qu'ils se livrent depuis des semaines à la tête de l'Audiovisuel extérieur de la France (AEF), qui chapeaute France 24 et RFI, les a amenés là.

La nuque ployée, ils attendent la sentence. Qui tombe de la lippe du ministre, pour une fois concis : «Vous allez passer Noël ensemble.» «QUOAAA ?» coasse pour une fois de conserve le duo duoicide. «Devant la télé» , assène Fredo qui, devant l'évanouissement soudain et synchrone de la paire pairicide, sonne la valetaille : «Des sels !»

Vendredi 24 décembre, 10h35

Qui n'a jamais passé un Noël à Issy-les-Moulineaux n'a qu'une idée approximative de l'enfer. Reclus dans un placard à balais de l'AEF, Pouzilhac et Ockrent maugréent déjà. «Tiens, mets sur Canal + , siffle le premier. Y a Confessions d'une accro du shopping, avec tes 300 000 euros annuels, tu seras pas dépaysée.» Mais on ne rabat pas comme ça le caquet d'Ockrent qui, à 10 h 55, vipère, zappe sur Cinécinéma Star et un vieil épisode de l'Homme qui valait trois milliards : «Eh, Steve Austin, toi aussi, tu les touches, les 300000 boules.» La tension est palpable, l'esprit de Noël beaucoup moins.

13h04

À midi, sur France 2, le jeu Tout le monde veut prendre sa place donne lieu à quelques coups d'œil goguenards entre Poupou et Cricri. Ça va encore et on touche même à un genre de félicité le temps que, à 13 heures sur France 3 dans Côté cuisine , Pierre Hermé cuisine une bûche Mogador. En silence, les deux belligérants apprécient le tranchant des couteaux, ainsi que la circonférence de la bûche pour une éventuelle intromission à la hussarde.

16h50

Et alors que tous les foyers français baignent dans une douce concorde qui voit les parents ouvrir les huîtres et leurs mains pendant que les enfants regardent de charmants téléfilms dégoulinants de grelots au miel de renne ( Un Noël à New York sur M6 à 13 h 50 et De mémoire de Père Noël sur TF1 à 15 h 45), Pouzilhac ouvre son Opinel : «Christine, n'oublie pas, à 16 h 50, sur France 2 le film sur ton petit frère.» Il parle d'E.T. Bonjour le niveau. Impitoyable, il insiste : «Et ça, Christine, Cody Banks 2 : mission à Londres sur TF1 à 17 h 25, ça a l'air bien : "Un dangereux espion a inventé une machine à contrôler les pensées." Ils t'ont appelée pour les droits d'auteur ?» «Gasp» , fait Ockrent.

20h40

La reine Christine ne s'avoue jamais battue. Mais la vanne c'est pas forcément son truc : «Et toi, espèce de clown, le 31e Festival du cirque de demain sur Arte, c'est pour toi, haha.» Exactement : haha. Et de renchérir : «Ou alors y a, sur France 4, à 20 h 35, un film sur toute ta famille, "la Revanche des Ewoks". Mais tu vas peut-être pas supporter, Télé 7 Jours dit que c'est "à déconseiller aux petits qui peuvent être impressionnés par les monstres." Hahaha.» Et même, hahahaha. «TOI-MÊME D'ABORD ! hulule Pouzilhac, tiens : Qui-veut-gagner-des-millions-au-frais-du-contribuable-tout-ça-parce-que-mon-mari-a-été-ministre-des-Affaires-étrangères ? sur TF1 à 20 h 45, ça te fait penser à personne ? Et "La télé est à vous", hein, sur France 2 à 20 h 35, c'est du tout cuit pour toi, ça, trente ans que tu t'accroches à la télé comme une moule à son bouchot.» Tiens, à propos de moules, il fait faim, non ?

22h30

Justement, Frédo a pensé à tout, et fait livrer des mets de choix à ses invités. Un vrai repas de fête : escargots persillade (mal décongelés : on dirait une glace à la limace et à l'ail) , dinde aux marrons (et le ministre a expressément demandé qu'ils restent dans leurs bogues piquantes) et des restes du gâteau de l'inauguration de France 24, il y a quatre ans. Le fin palais de Poupou se recroqueville ; Cricri n'attendait que ça pour lui balancer son arme fatale : Direct 8. Elle sait, la reine, le mot magique à prononcer pour faire partir en cacahuète Poupou : Vincent Bolloré. Ce Bolloré éjecta de Havas Pouzilhac, qui en garde une rancœur à côté de laquelle se cogner le petit orteil dans une porte tient de la caresse langoureuse. Pas manqué : la seule vision de ce programme pourtant intéressant, Drôles de vidéos , sous-titré C'est Noël , que diffuse à ce moment-là Direct 8 la chaîne de Bolloré, déclenche grondements, borborygmes et intempestifs jurons. La reine jubile.

Minuit

C'est sur l'écran blafard d'un petit moniteur vidéo retransmettant les images muettes et saccadées d'une caméra de surveillance que, le 25 au matin, Frédéric Mitterrand découvre la façon dont s'est terminée la pénitence de Christine Ockrent et Alain de Pouzilhac. À 23 h 55, selon l'horodatage de la bande-vidéo, pendant la diffusion du film d'animation Monstres contre aliens sur Canal+, Poupou saute à la gorge de Cricri. A 0 h 03, à l'heure de la messe sur France 2, Cricri lacère le visage de Poupou avec ses ongles. Suivent des images d'une violence insoutenable tandis que France 3 diffuse Noël sous les étoiles où Daniela Lumbroso reçoit Chantal Goya et Holiday on Ice. Quand le GIGN a enfin réussi à neutraliser au fusil hypodermique les dirigeants de l'Audiovisuel extérieur de la France, la télé était réglée sur France 24.

Paru dans Libération du 20/12/2010

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