Crise et châtiments à France 24

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 15 octobre 2010 à 12h39
(mis à jour le 15 octobre 2010 à 12h41)

Il n'est pas rare de voir Alain de Pouzilhac, PDG de France 24, débarquer sur l'open-space de la rédaction de la chaîne française d'informations internationales, pour s'exclamer à l'attention des journalistes besognant : «VOUS ÊTES LES MEILLEURS !» Il est comme ça, Poupou. Sauf qu'ils en ont marre, les journalistes : marre des cadences de travail, marre des départs incessants, marre d'être brinquebalés d'une stratégie à l'autre et marre de la guerre des chefs qui pourrit la vie de la chaîne. Et derrière, c'est tout l'Audiovisuel extérieur de la France (AEF), le machin qui regroupe France 24, RFI et TV5 Monde, qui se craquelle.

Mardi pourtant, une note positive s'est fait entendre du côté de France 24 : le lancement, avec des mois d'avance sur le planning annoncé, de la chaîne arabophone 24 heures sur 24, contre dix heures par jour jusqu'à présent, qui doit désormais faire jeu égal avec les versions francophone et anglophone de France 24. Lors de la conférence de presse de lancement lundi, Nahida Nakad, directrice de la rédaction du pôle arabophone, promettait une «chaîne en arabe qui parle comme une chaîne française, avec une déontologie et un regard français» . Mais dans quelles conditions… Sabine Mellet, du SNJ-CGT, dénonce des «disparités hallucinantes» avec les rédactions anglo et francophone. «Alors qu'il y a une grille de salaire, les correspondants arabo sont, pour certains, moins bien payés que les autres» , indique-t-elle, déplorant aussi «le rythme épuisant» imposé à cette rédaction : «Les deskeurs et les chefs d'édition tournent sur l'ensemble des horaires, alors qu'on a arrêté ça pour les anglo et les franco.» Un journaliste arabophone peut ainsi travailler de nuit, puis enchaîner avec le matin… Résultat : une floraison inquiétante d'arrêts maladie. «Il y a un problème d'encadrement et de management. Les délégués du personnel et le CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr] ont alerté la direction sur une quantité non négligeable d'arrêts de travail. Mais elle continue à dire que ce sont des cas isolés» , indique un syndicaliste.

Alors officiellement tout va bien, et Nahida Nakad, lundi, se voulait pragmatique : «S'il y avait vraiment de gros problèmes, on n'aurait pas réussi à lancer la chaîne.» C'est vrai que c'est pas faux. En même temps, ce n'est pas avec 12 millions d'euros de budget que la chaîne arabe risque d'aller très loin. D'ailleurs, explique Sabine Mellet, «ce n'est pas un vrai 24 heures sur 24, il y a beaucoup de redif».

Ça ne risque pas de s'arranger, et pas seulement pour la chaîne arabophone. La faute à pas d'argent, 102 millions d'euros de budget alloués par l'Etat pour la publique France 24, quand la Deutsche Welle a 307 millions d'euros ou la privée CNN 650 millions : «France 24 essaie de courir un circuit de F1 avec un vélo» , rigole jaune un ancien. «Nous devons faire des arbitrages, indique la direction, nous avons coupé dans les opérations spéciales, il y aura moins de directs.» Ballot, pour une chaîne info. Mais c'est la conséquence de la fameuse guerre des chefs entre Alain de Pouzilhac et la directrice de France 24 Christine Ockrent. Du moins à en croire les partisans de Pouzilhac : Vincent Giret, directeur de la rédaction et membre du clan Ockrent, a été viré fin août «parce qu'il nous a raconté des histoires» . À savoir : Giret aurait embauché à tour de bras, mettant la chaîne dans la panade financière d'autant qu'il ne renforce que les pôles anglo et francophone et ce à coups de gros salaires. Et Pouzilhac de sortir sa grande faux pour couper une à une toutes les têtes ockrentiennes. La dernière en date étant Sandrine Treiner, chef du service culture, virée du jour au lendemain. «C'est humainement dur, dénonce un journaliste, c'est de la brutalité à l'état pur et tout le monde a la trouille.»

Le déclencheur de la guerre entre Pouzilhac et Ockrent, c'est en juillet l'harmonisation des statuts des différentes sociétés de l'AEF. Poupou devient calife à la place de la reine et ces deux-là, qui se répartissent jusqu'alors très bien les rôles de businessman et de journaliste, se déchirent. Pouzilhac, du fait du prochain départ de Bernard Kouchner du gouvernement, se sentirait libre de dégager la compagne du ministre des Affaires étrangères. Mais la version de Pouzilhac en chevalier blanc ne plaît pas à tous : «Qu'il soit parti pendant un an pour s'occuper de RFI et qu'il découvre le carnage ensuite, c'est faux, il a toujours été là» , assure un cadre.

Aujourd'hui, avec une direction de la rédaction totalement renouvelée après les départs de Giret et d'Albert Ripamonti, directeur adjoint de la rédaction pour i-Télé, la version officielle c'est : la guerre des chefs est finie, le climat est apaisé et le budget à l'équilibre. Sauf que, pour les salariés, on varie entre «on est dans le prolongement de la guerre des chefs» et «la guerre des chefs ne fait que commencer» .

Pour l'heure, c'est Pouzilhac qui gagne, Ockrent ayant perdu toutes ses recrues. «C'est un putsch , décrit un ancien cadre, Pouzilhac installe à la direction de la rédaction Jean Lesieur qui était là aux débuts de la chaîne et défait ce qu'Ockrent a fait, à savoir une véritable chaîne d'infos, avec du direct.» Mais Ockrent n'a pas dit son dernier mot : «Elle est très calme , témoigne un journaliste, si Pouzilhac veut la faire tomber, il tombera avec elle.»

C’est dans cette douce ambiance que se tiennent aujourd’hui deux comités d’entreprise cruciaux : l’un à France 24, l’autre à RFI. Mais le sujet sera le même : la fusion annoncée en une entreprise unique, mais avec deux rédactions distinctes. L’opération sera menée par Christine Ockrent, sous la houlette d’Alain de Pouzilhac. Et la fusion se traduira concrètement par un déménagement. La radio rejoindra en 2011 un immeuble voisin de celui de France 24, les deux étant reliés par une passerelle. On serait Ockrent et Pouzilhac, on y ferait installer vite fait un garde-fou.

Paru dans Libération du 14 octobre 2010

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