«Dans ce rapport, ce qui saute aux yeux, c’est l’incompétence»

Benjamin Bayart, président de FDN, a décortiqué pour Ecrans.fr le rapport sur la Neutralité du net commandé par NKM.
par Andréa Fradin
publié le 13 août 2010 à 17h45
(mis à jour le 13 août 2010 à 19h34)

Benjamin Bayart est l'un des précurseurs dans la lutte pour la neutralité du net en France. Président de FDN (French Data Network) , le plus vieux fournisseur d'accès Internet de l'Hexagone, il connait parfaitement les structures techniques et économiques qui régissent le réseau mondial. Nous l'avions déjà interviewé début 2009 et le résultat , « Tout le monde a intérêt à transformer Internet en Minitel » , fut mémorable. Du coup, quand on s'est demandé qui pourrait nous aider à comprendre les enjeux du rapport gouvernemental que nous nous sommes procurés la semaine dernière, nous n'avons pas eu à chercher bien longtemps. Encore une fois, un entretien enlevé, passionnant et détaillé.

Quelles sont vos premières impressions à la lecture du rapport ?

_ Elles sont mauvaises, pour plusieurs raisons. Ce qui saute aux yeux, c’est l’incompétence. Beaucoup de sujets ne sont pas du tout au niveau de ce qu’on pourrait attendre d’un rapport gouvernemental. Et un certain nombre de prises de positions sont bizarres. Pas bien tranchées, pas nettes. Mais vraiment pour moi, le point central, c’est l’incompétence.

Sur quels sujets par exemple ?

_ Tous. Il y a un ramassis de poncifs dont la moitié est fausse. Par exemple au tout début, sur « le traitement différencié de certains flux, pour respecter les obligations légales» (p.8), qui justifie le filtrage. En fait, à aucun moment, n'est posée la question de l'efficacité. Or c'est le B.A BA d'une mesure légale. Parce qu'en-dessous d'efficace, il n'y a rien ! Ils amènent comme ça un paquet de vérités bizarres. Certaines sont très graves parce qu'elles traitent du droit pénal, d'autres plus légères, car elles relèvent du droit des affaires. Mais c'est truffé de poncifs !

Un autre point qui relève de l’incompétence: certaines conclusions évidentes, qui découlent de ce que le rapport présente, ne sont pas tirées. Par exemple, il explique que le trafic est passé de P2P, donc acentré, d’utilisateur à utilisateur, qui n’entraîne pas de grands déséquilibres internationaux, vers à un trafic très centré sur des plateformes de streaming ou type Google. Il parle aussi d'Hadopi. Et pourtant, il ne tire pas la conclusion évidente. Pourquoi le P2P est en recul ? Parce qu’on passe notre temps à taper dessus. C’est la technologie la plus saine pour permettre au réseau de survivre proprement, la plus efficace pour permettre au réseau d’avoir une croissance plus stable, plus forte, sans créer de difficultés, et c’est une technologie qu’on essaye d’empêcher !

On devrait favoriser la diffusion en P2P. C’est elle qui permet de contrer les positions de type AppStore, avec iTunes qui finira par avoir le monopole de vente de musique en ligne mondiale (même Orwell n’en rêvait pas !). L’échange interpersonnel, directement de machine à machine sans intermédiaire technique, c’est la base d’Internet. Sans compter le nombre de boîtes qui utilisent cette technologie ! Par exemple, pour mettre à jour leur milliers de machines. Quand une méthode traditionnelle, c’est-à-dire un serveur central qui distribue, met 20-30 minutes, en P2P, il faut moins de 15 secondes !

C’est le moyen, à l’heure actuelle, le plus efficace et le plus rapide de diffuser les contenus sans déstabiliser le réseau, sans l’endommager, et qui peut jouer sur la localisation. Mais pour des raisons dogmatiques, politiques et techniques fausses, on a cherché à endommager l’outil qui fonctionne le mieux.

Le principal effet d’Hadopi c’est de déplacer le téléchargement de Bittorrent vers Megaupload ou autres, d’un système parfaitement lisse qui ne pose pas de problèmes en terme de réseau, à un système complètement centralisé, qui crée des points de congestion artificiels qui ne devraient pas exister ! Et ça, c’est un point de conclusion qu’on a forcément en tête en lisant le rapport et qui n’est pas tiré parce qu’il est complètement contraire à la politique du Gouvernement.

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«A part la tarte à la crème balancée par les opérateurs, y a-t-il eu une étude sur les risques de congestion du réseau dits “de plus en plus importants”?»

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D’autres exemples ?

_ « Les risques de congestion du réseau et les exigences de sécurité, de fiabilité ou de continuité de service deviennent de plus en plus importants » (p.7) D'où ça sort ? A part la tarte à la crème balancée par les services juridiques de tous les opérateurs, il y a eu une étude là-dessus ? Il y a un papier, une base scientifique ? Moi, j'entends depuis toujours: « Internet va saturer et, oulala, il faut faire attention parce que le trafic augmente de 30% par an» . Mais après, que la capacité du réseau augmente de 100% par an, on s'en fout.

Ils arrivent à une stupidité telle qu'à un moment du rapport, ils disent: «les risques de congestion sont plus faibles pour le moment plus en amont dans les réseaux de transit, les surcapacités installées pendant la bulle Internet, notamment dans le domaine des câbles sous-marins, permettant d'absorber l'augmentation du trafic» (p.13). Mais la bulle, c'était il y a dix ans ! Dans le monde Internet, c'est quasiment de la préhistoire, les gens se connectaient en bas débit ! Et le rapport nous dit que sur les liaisons transatlantiques, posées il y a dix ans, c'est encore sur-dimensionné par rapport à ce qu'on a aujourd'hui. En conséquence, soit les gens qui font du BTP en France sont très, très, très mauvais et n'ont pas su dimensionner à l'époque, ce qui est peu probable, soit ça veut dire qu'il reste de la capacité partout. Et ce pour une raison toute simple: sur une fibre optique, il y a dix ans, on faisait passer péniblement 1 Gigaoctet, alors qu'aujourd'hui, sur cette même fibre optique, on fait passer 1 Teraoctet. On est passé d'un gigabit par seconde à un terabit par seconde, autrement dit, 1000 fois plus, ce qui est le taux de croissance relativement normal dans le monde de l'informatique. C'est-à-dire qu'on est sur un triplement de capacité tous les ans ou tous les deux ans. Ça c'est le point fondamental, et c'est pour ça qui reste de la place sur ces liaisons transatlantiques. De la même manière, pour les liaisons terrestres, tout ce qui est le backbone national de transport voit sa capacité croître exactement dans les mêmes proportions et pour exactement les mêmes raisons.

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«Quand les opérateurs se tirent sur la nouille pour se plaindre de la saturation due à Dailymotion ou Youtube, ils sont en train de se chatouiller pour 1 euro par mois et par abonné !»

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Donc il n’y a aucun risque de congestion sur l’Internet fixe ?

_ Il n'y en a pas davantage. Il y a un risque de congestion. Dans un passage très précis, le rapport souligne: «il y a en effet un risque de congestion à tous les endroits du réseau si les investissements sont insuffisants.» (p.23) Non. Si les investissements ne sont pas faits, il y a une certitude de congestion. Dans un réseau où le trafic croît de 50% par an en vitesse de croisière, si on ne fait pas un minimum d'investissements, tout sature en deux ans. Mais les investissements en question sont très faibles.

Il faut savoir que dans les structures de coûts des télécoms, il y a à chaque étage un ordre de grandeur de différence. Le plus cher, c’est le capillaire: le dernier kilomètre dans le monde du fixe, la pose des antennes dans le monde du mobile. Un ordre de magnitude en-dessous, on a les équipements de terminaison. On parle d’un facteur 10, 20 ou 30. Poser une fibre optique dans le trottoir pour aller chez l’abonné c’est, selon les estimations, entre 500 et 5000 euros par tête de pipe. Le modem de l’abonné, plus la prise dans le central, c’est à peu près 100 euros. Sachant que les 500 à 5000 euros valent pour 30 ans, et que le modem et l’équipement en terminal durent 3 ou 4 ans. Il y a donc un ordre de grandeur entre 10 et 100. L’étape d’après, c’est le réseau du transport national: les lignes pour faire Lyon-Paris, Strasbourg-Clermond-Ferrand; bref, toutes les lignes de France. Ce sont des fibres posées pour 20 à 30 ans, très peu chères à poser, parce qu’on n’en pose qu’une pour une distance, donc en prix à l’abonné, c’est très faible. Et encore un ordre de grandeur en-dessous, on a les équipements de terminaison en bout de ces fibres là.

Typiquement, un opérateur lambda, il change ses routeurs de coeur de backbone tous les deux ans. Un routeur de backbone, c’est un peu comme une imprimante géante ou un téléphone mobile. La technologie bouge tellement vite que garder un routeur vieux de deux ans n’a quasiment pas de sens. Il n’a plus les bonnes capacités.

Il faut avoir ses ordres de grandeur en tête pour comprendre que les montants dont on parle sont très faibles. Oui, le risque de congestion existe vraiment sur ces équipements. Mais le budget de remplacement doit être de l’ordre de 3 à 5 euros par an et par abonné. Soit 30 centimes par mois. Donc quand les opérateurs se tirent sur la nouille pour se plaindre de la saturation due à Dailymotion ou Youtube, ils sont en train de se chatouiller pour 1 euro par mois et par abonné !

Le prétexte de la congestion est vrai, techniquement. Mais il est totalement disproportionné. C’est du même niveau de qualité que d’expliquer que toute la délinquance vient des Roms.

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«L'argument de congestion est valable sur le mobile, mais n'autorise pas la discrimination»

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Et sur le mobile, que vaut l’argument de risque de congestion ?

_ Sur le mobile, c’est très différent. On a affaire à une structure de réseau qui n’est vraiment pas la même. Il n’y a pas de ligne dédiée entre l’utilisateur et l’antenne. Donc dans ce monde là, on a une ressource rare, qui est la bande passante disponible sur une antenne donnée et qui effectivement peut saturer. Et cette ressource rare n’est pas redéployable à l’infini: sur les technologies actuelles, on ne peut pas mettre toujours plus d’antennes. Il y a donc une limite: on ne peut pas transporter des quantités ahurissantes de données.

La 4G ne va rien y changer?

_ Elle va changer sensiblement la capacité. Mais on passe de la 3G à la 4G en 8 ans et la 4G va seulement doubler la capacité: on n’est pas du tout sur les bons rapports.

Donc l'argument de congestion sur le mobile est valable ?

_ Il est parfaitement valable en l’état des technologies actuelles. Par contre, il est très bizarrement exploité par le rapport. En effet, quand il y a une ressource rare, un bon moyen de la traiter c’est le moyen économique. On peut partir du principe que ce qui est rare est cher et que si les gens veulent en disposer, il faut qu’ils en payent le prix. Ce n’est pas aberrant, c’est juste une économie à la grand-papa. Par contre, ça n’autorise pas la discrimination.

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«Le rapport a décidé de mettre en avant la liberté d’entreprendre»

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Mise à part l'incompétence, le rapport adopte-il une position ou reste-il assez neutre ?

_ Pour moi, le plus parlant, c’est le début de la section 3 (p.29).

Le point très intéressant est l'absence, ou la quasi absence, de ce que dit le Conseil Constitutionnel. «L'objectif de préserver un Internet ouvert doit être concilié avec le nécessaire respect de la liberté d'entreprendre et de la liberté commerciale» (p.30, en gras), nous dit le rapport. La façon dont je lis cette phrase c'est «la liberté d'expression et la liberté d'accès à l'information doivent être conciliées avec la liberté d'entreprendre et la liberté commerciale» . Or le Conseil Constitutionnel nous dit qu'Internet tel qu'on le connaît, ouvert et neutre, est nécessaire à l'exercice de la liberté d'expression et de la liberté d'accès à l'information. Mais le rapport a décidé de mettre en avant la liberté d'entreprendre. Effectivement, elle est protégée par la Constitution, mais de façon beaucoup plus faible que la liberté d'expression qui est dans la Déclaration des Droits de l'homme et du Citoyen de 1789. C'est vieux, c'est fort, c'est placé assez haut dans la hiérarchie des libertés. Et si l'on doit choisir entre droit des commerçants et droit des citoyens, il me semble que la tradition française de ces derniers siècles est plutôt d'arbitrer en faveur des citoyens.

Les pages 29 et 30 du rapport sont un exercice de novlangue, utilisant des mots pour dire le contraire de ce qu’ils veulent dire. Pour moi, c’est le passage du rapport qui indique clairement la position du Gouvernement. Qui consiste à dire: «on va prendre une position hypocrite, s’affirmant pro-neutralité, parce que sinon, c’est cramé, mais on va expliquer aux gens qu’en filtrant les jeux d’argent en ligne et en autorisant des filtrages sur décisions administratives, alors, on assure la neutralité du réseau. On va faire dire aux mots le contraire de ce qu’ils veulent dire».

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«La fermeture du réseau tend à affirmer les positions dominantes actuelles»

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Ce rapport penche-t-il donc clairement en faveur des opérateurs?

_ Ce n’est pas si clair que ça. Il y a effectivement une grosse part qui est en faveur des opérateurs, mais c’est logique en France. C’est du bon vieil atavisme gaulois: les opérateurs c’est français ma bonne dame, France Télécom, c’est français, Free, c’est français, Google, ça ne l’est pas. Donc on défend notre business.

C’est assez idiot comme point de vue, parce que c’est contradictoire avec la volonté affichée de développer des services. Si on veut être présent sur le marché des services, il faut que le réseau reste ouvert. Sinon, à court terme, ça ne profitera qu’aux puissants en place. C’est-à-dire à Google. Parce que ses concurrents n’apparaîtront pas. La fermeture du réseau tend à affirmer les positions dominantes actuelles. Je ne suis pas complètement certain que le Gouvernement ait bien compris ça.

Au niveau des mobiles, les «restrictions et limitations des pratiques» semblent acquises...

_ C’est plus pervers que ça. Il y a effectivement un état des lieux qui décline les pratiques restrictives des opérateurs. Mais le fait que ça se passe en ce moment ne les légitime pas pour autant. Le rapport indique à quelques endroits qu’il y a des gens qui contestent, mais en une demie-ligne. Et d’ailleurs, il le fait plutôt mal. Des choses ne sont pas dites. Sur le mobile par exemple, les options avancées par les opérateurs y figurent bien, mais l’argument permettant de les contrer, en affirmant qu’il n’y a aucune raison que le Mo de télévision soit moins cher (comme on le voit dans des offres comportant la télévision en illimité, ndlr) que le Mo de mail, qui est un argument simple et de bon sens, n’apparaît pas.

Et pour le fixe, se dirige-t-on vers la fin des forfaits illimités en France?

_ Le rapport dit qu’on pourrait l’envisager. Mais économiquement, c’est idiot. Dans les trente euros par mois du triple play, comme cela existe en France, la part variable qui est liée à l’occupation du backbone national est de moins de 1 euro. Ce qui veut dire qu’on passerait de 30 euros forfaitaire tout compris, à 29 euros hors consommation, où effectivement les gens qui consomment peu auront 0 centimes de facturation et les gens qui consomment beaucoup auront 150 à 200 euros de consommation. C’est idiot. Ça va coûter plus cher d'écrire le système d’informations et d’envoyer les factures. Si cela a un sens dans le mobile, ça n’en a aucun pour le fixe.

Mais oui, le rapport ouvre la possibilité de le faire. Mais c’est complètement idiot. Le plus probable est une augmentation du prix des forfaits.

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«Les opérateurs n’ont ni à choisir le niveau de priorité, ni à regarder l'intérieur des contenus»

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Que penser de la comparaison d’Internet avec le service postal (p. 16) ?

_ Elle est très claire pour moi. L’un des arguments fréquents que l’on emploie affirme: le facteur n’ouvre pas les lettres, de la même façon les opérateurs n’ont pas à regarder ce qu’ils transportent. S’ils veulent facturer au volume, ils peuvent, mais ils n’ont ni à choisir le niveau de priorité, ce n’est pas leur boulot mais celui des utilisateurs et des serveurs, ni à regarder ce qu’il y a à l'intérieur. Le rapport dit: «mais regardez, à la Poste, on peut choisir: lettre rapide, recommandé, colis ou pas... Donc ce n’est pas si neutre que ça». Et donc on pourrait imaginer que les clients souscrivent à des offres dites prioritaires. Tout le problème c’est que l’analogie de la Poste a ses limites et qu’elle est très mal comprise. Le rapport s’en sert pour justifier le fait que les opérateurs choisissent le niveau de priorité. C’est aberrant ! Ce n’est pas La Poste qui choisit du niveau de priorité, c’est le client.

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«Une lecture extrêmement naïve, des propositions très très faibles»

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Il n’y a donc aucun point positif dans ce rapport ?

_ Si. D’abord, le fait que les gens que je soupçonne d’avoir écrit ce rapport, il y a dix mois, n’auraient pas su quoi écrire. Là ils en sont à avoir su quoi écrire, même s’ils sont loin d’avoir tout compris. Nous avons progressé.

Certaines évidences se sont imposées. Par exemple, en deux ans, le Gouvernement a compris qu’on ne pouvait pas qualifier l’Internet mobile d’«Internet illimité». Mais s'ils ont un peu progressé, ils sont très loin d’avoir compris tous les enjeux. Par exemple, le fait que le Mega octet de vidéo vaut la même chose que le Méga octet de mail, et que c’est la quantité de données transportées qui varie. La Poste me fait payer mon recommandé au même prix, quelque soit la couleur du papier à l’intérieur. C’est visiblement un point que le Gouvernement n’a pas compris. Il n’ose pas prendre une position pro-neutralité, tout en essayant de se raccrocher aux branches.

Après, ça reste un état des lieux et non une doctrine. Le problème c’est que sa lecture est extrêmement naïve. Et les propositions faites sont très très faibles.

Des propositions fortes se traduiraient comment?

_ Les lois actuelles sont plutôt bien. L'article D98-5 (Code des postes et des communications électroniques) qui dispose que «l'opérateur assure ses services sans discrimination quelle que soit la nature des messages transmis et prend les dispositions utiles pour assurer l'intégrité des messages» . C'est court et tout est dit. Juste un truc, il faudrait que ça passe de la partie décret et règlement à la partie législative. Et que ce soit assorti d'une peine. Dissuasive, de l'ordre de x euros par mois et par abonnés impactés, pour que les opérateurs s'en soucient.

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«Le rapport a l’air de considérer que le filtrage est quelque chose d’assez banal»

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Pour vous, le rapport n’est pas clairement en faveur du filtrage...

_ Il n’est pas vraiment pour, pas vraiment contre. Il dit que ça a lieu, mais fait complètement abstraction de l’état des lieux international. Car peu à peu, les gouvernements qui ont adopté le filtrage font marche arrière, car ça ne fonctionne pas. C’est ce que les techniciens du réseau disent depuis le début: ça ne marchera pas car soit ce sera enfantin à contourner, et ça n’a aucun intérêt, soit ça ne sera pas contournable et à ce moment là, ça fera s’effondrer le réseau.

Mais le rapport a l'air de considérer que le filtrage est quelque chose d'assez banal. Il y a effectivement cet «et cetera» (p. 8) dont vous parliez dans votre analyse , qui est très problématique. Moi, dans cet «et cetera», je vois les insultes au drapeau, le fait de dire à la Une de la presse que le Président de la République est un voyou, ou n'importe quelle autre polémique...

Le filtrage n’est-il pas aussi synonyme de congestion réseau ?

_ Oui, mais ça dépend du type de filtrage.

Je ne suis pas contre le filtrage en soi. En particulier, quand il y a derrière le contrôle parental, qui est bel et bien du filtrage, mais qui n’est pas en soi malsain. Ce qui est plus discutable, c’est de filtrer le contenu de ce que les citoyens adultes, majeurs et responsables ont le droit de voir. Autre chose discutable, le fait que ce soit le réseau qui scanne. Ce n’est pas son boulot. De la même façon que ce n’est pas le boulot du réseau routier de faire le travail de la douane. Ce sont deux choses tout à fait distinctes.

Par contre, un filtrage intelligent, fait en périphérie du réseau, a un sens. Que le Gouvernement publie des listes, que les box respectent ou pas en fonction du choix d'utilisateurs -- ce qui est important --, c’est une façon très simple de faire de la prévention. Si l’utilisateur décide de désactiver le filtrage, c’est à ses risques et périls. Il peut avoir de bonnes raisons de le faire, parce qu’il trouve le filtrage trop vaste, ou que sur tel point précis le filtre n’est pas bon. Cette approche là, qui permet que le réseau fonctionne, est en grande partie passée sous silence par le rapport alors que c’est une vraie alternative. Et je sais qu’elle est proposée, y compris par les institutions auditionnées, comme Witbe.

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«Les questions de neutralité des moteurs de recherche ne relèvent absolument pas de la neutralité du réseau.»

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Que penser de l’insertion des cas Google et Apple en fin de rapport ?

_ Les questions de neutralité des moteurs de recherche ne relèvent absolument pas de la neutralité du réseau. Rien à voir. Ce que fait Apple avec l’iPhone et l’AppStore, c’est une question très intéressante, notamment pour les gens du logiciel libre, mais c’est au-delà de la neutralité des réseaux.

Pourquoi alors avoir parlé de Google ?

_ Parce que c’est à la mode de vouloir piquer du pognon à Google. C’est la tarte à la crème du moment.

Que penser de la charte de de bonnes pratiques proposée en fin de rapport (p.42) ?

_ C’est une des prises de position du Gouvernement qui a mon avis ne va pas être suivie par le Parlement. Pour défendre la neutralité, le rapport dit qu’il suffit de demander à l’Arcep de le faire, en se basant sur des chartes et des déclarations de bonnes intentions. Je suis fort sceptique. Ce ne sera probablement pas suffisant. Les chartes n’engagent que les gens qui y croient. Ce n’est pas du tout la même chose qu’une obligation légale. En particulier, la charte peut très bien fonctionner pour des géants comme Dailymotion et Orange, mais absolument pas pour trouver un point d’équilibre entre un particulier et Orange. Il y a un moment où il faut la loi et de bonnes sanctions. Je trouve cette charte idiote. Une charte de bonnes pratiques dans le monde des affaires? Il y a vraiment un côté bisounours.

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«On se dirige certainement vers une sorte de Loppsi bis, avec un emplâtre en pseudo neutralité.»

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Quelle est la suite des événements ?

_ Sur la partie neutralité du net, ils vont se contenter de réécrire les deux ou trois articles utiles du Code des postes et des communications électroniques -- éventuellement en les modernisant un petit peu. Dans les propositions de transposition du Paquet Télécom, il y a des choses intéressantes. Si elles sont reprises par les parlementaires, ça peut donner des choses bien.

Mais il va y avoir aussi toute la tendance policière (filtrage, responsabilité des intermédiaires techniques, etc.) qui va aboutir à un texte faible sur la neutralité, mais qui va très probablement remettre en avant et systématiser le filtrage. Une sorte de Loppsi bis, avec un emplâtre en pseudo neutralité. Et donc ils vont encore se faire insulter sur le sujet par toute la communauté Internet et finir de perdre les derniers électeurs qui avaient encore un doute. Le plus probable c’est ça.

Ce n’est pas débordant d’optimisme...

_ Un texte de ce genre ne serait pas complètement inutile. Il n’engagerait pas grand monde à pas grand chose, mais il aurait quand même une vertu intéressante: l’Arcep pourrait s’en servir. Car pour se saisir d’un dossier, l’Arcep a besoin d’un prétexte. Et visiblement, ils ont envie de travailler sur la neutralité. Mais ça ne changerait pas la face du monde.

Ils peuvent aussi décider de faire un texte assez «fort» qui prendrait des positions plus fermes sur la neutralité que ce qu'il y a écrit dans le rapport. Par exemple, en proposant des outils pour les questions de neutralité en dehors d'Internet: sur les terminaux, les applications, les moteurs de recherche. Et puis continuer avec l'abrogation des lois idiotes, ou du moins du contenu idiot, de la Dadvsi ou de l'Hadopi. Même s'il y a certaines fonctions d'Hadopi qui ne me posent pas de problème. Par exemple, sa fonction de promotion d'offres légales, qui pour le moment ne saute pas aux yeux. On pourrait mettre ça en avant et amputer Hadopi de tout le reste, qui semble assez coûteux et peu efficace. Ce serait d'ailleurs en accord avec ce que déclare NKM sur l'affaire Jiwa .

Pour moi la meilleure solution, c’est ce que fait l’Islande. Leurs positions sur la neutralité et l'ouverture du réseau sont exemplaires. Donc c’est possible dans une démocratie... ça ne crée pas la jungle. Mais ce genre de positions là, il ne faut pas rêver, le Gouvernement français n’en est pas capable.

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