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Dans l’œil du cyborgne

Technologie. Le documentariste canadien Rob Spence va bientôt implanter une caméra à la place de sa prothèse oculaire.
par Bruno Icher
publié le 10 janvier 2009 à 6h52
(mis à jour le 10 janvier 2009 à 6h52)

Lorsqu'à l'âge de 13 ans, Rob Spence se fait sauter l'œil droit en tirant à la carabine sur des bouses de vaches, il se doute bien que cela va changer le cours de sa vie. Le jeune Canadien, alors en vacances en Irlande chez son grand-père, rentre à Toronto et entame un long chemin de croix qui le conduit de cabinets d'ophtalmo en salles d'opération, hélas en vain. Il y a trois ans, alors qu'il a déjà entamé une prometteuse carrière de documentariste, Rob Spence se rend à l'évidence : il faut remplacer son œil mort par une prothèse. C'est alors qu'il a l'intuition de loger dans la cavité orbitale un œil factice contenant une caméra vidéo, pour se métamorphoser en Dziga Vertov version cyborg. «Cette idée est une progression cohérente pour quelqu'un qui a perdu un œil, explique à Libération le réalisateur de 36 ans. Tous les téléphones cellulaires sont équipés d'une caméra minuscule, alors pourquoi pas dans une prothèse oculaire… Et puis, faites un trou dans la tête d'un cinéaste, il mettra une caméra dedans.»

Prototype. Evidemment, cette aspiration se heurte à un certain nombre de problèmes techniques. D'abord le poids et le volume plus importants qu'une prothèse classique, d'où une possibilité d'avoir la tronche de travers. Ensuite, la sensibilité de la caméra miniature à l'humidité. Un premier verdict est attendu en février lors des essais du prototype mis au point avec le concours de scientifiques.

Avec cet appareil, Rob Spence ne souhaite pas recouvrir une vision stéréoscopique. Il veut pouvoir exercer son métier de documentariste en utilisant son œil révolutionnaire exactement comme une caméra. «De nombreux exemples montrent que la forme change à toute vitesse dans la vidéo : Blair Witch Project, la séquence d'ouverture du dernier James Bond, des documentaires réalisés sur téléphones portables… Les images sont tremblotantes et approximatives, proches de la manière dont on voit les choses en réalité. J'essaie de poursuivre ce langage.»

«Little Brother». Le premier film que Rob Spence va tourner de cette manière est Eye 4 an Eye (1), un court documentaire produit avec le concours du National Film Board, qui, selon son auteur, «veut explorer à quel point nous vivons comme des somnambules dans une société de surveillance à la Orwell. Dans le film, je deviens un virus media nommé Little Brother qui ferait un voyage cybernétique à partir, littéralement, de mon point de vue. De cette manière, je peux humoristiquement et visiblement (jeu de mots intentionnel) montrer comment la vidéo et l'humanité s'entrecroisent. Et comment nous devrions penser davantage à notre vie privée.» Car le dada de Rob Spence, c'est la prolifération des caméras de surveillance et, face à ce délire sécuritaire, la passivité des citoyens. «Tout le propos de mon film est de faire réfléchir sur la manière dont notre vie privée est constamment menacée par des gens et des institutions beaucoup plus nuisibles que moi. Si ce projet les amène à réfléchir sur les deux cents fois où ils sont enregistrés sur bande-vidéo chaque jour, alors j'aurai fait mon boulot. Je pense que l'intérêt du film repose aussi sur le fait que nous avons bien plus peur d'un documentariste bionique de centre gauche que d'un Etat ou d'entreprises qui tentent d'envahir notre vie privée tout le temps.»

Avec cette expérience qui, pour l'instant, ressemble à un canular, Rob Spence imagine préfigurer ce qui sera la norme dans un proche avenir. «Ces technologies dans nos corps seront monnaie courante. Les jeunes qui voudront faire de la provocation envers la génération précédente ne deviendront pas des gays punk-rockers ou n'importe quoi d'autre. Ils remplaceront des parties de leur corps avec ces technologies. De vrais cyberpunks. Aujourd'hui, de nombreuses jeunes femmes font déjà cela en subissant des interventions chirurgicales pour augmenter le volume de leurs seins. Modifier nos corps n'est pas un acte qui nous fait peur.»

(1) Rob Spence raconte la genèse du film sur son site web www.robspence.tv

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