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Libération

Dans le chant politique

par Karl Laske
publié le 26 juillet 2010 à 14h48
(mis à jour le 26 juillet 2010 à 14h49)

Le 6 mai 2007, le soir de la présidentielle, Fleur a mis un micro à sa fenêtre. Elle ne voulait pas écouter «les médias» . Elle a enregistré les bruits de la rue. Un orchestre manouche est passé. Des cris se sont fait entendre. Des jurons. Puis une femme s'est exclamée : «Alors qui a gagné ?» Et Fleur a entendu : «Oh nooon, pas lui !» Elle a laissé filer l'enregistrement sur d'autres cris, des sirènes de police, et puis encore l'orchestre. C'est après ce soir-là, cette victoire-là, que Fleur a décidé de créer un nouveau blog, son quatrième ou cinquième site : la Parisienne libérée . Pour libérer la Parisienne entendue dans la nuit, peut-être. Pour créer son propre média. Auteure, compositrice et interprète depuis plusieurs années, Fleur chantait déjà. La Parisienne libérée chante aussi. A raison d'un ou deux clips par mois diffusés sur Internet, elle épingle la presse. Le Président. Ses ministres. Elle s'insurge depuis trois ans.

«J'ai accroché un tissu noir sur ma bibliothèque, je me suis mise devant et j'ai fait un petit personnage qui dit ce qu'il pense» , résume-t-elle. Fleur donne ses rendez-vous sous les arbres d'un square du XIVe arrondissement. Se raconte prudemment. Va-t-on mettre son nom ? Internet reste un monde de pseudos. On ne s'expose pas sans crainte. Dans son deux pièces, à quelques pâtés de maisons de là, elle crée ses chansons, comme autant d'actions de résistance. Jean-Baptiste, dit «Mimoso», son compagnon, qui fait le mime dans les clips, la seconde pour l'info et la logistique. «Pendant la présidentielle, ça s'est mal passé entre la presse et les gens» , remarque-t-elle. Un sarkozysme rampant avait gagné les médias. Mimoso et la Parisienne se sont donc mis à lire les journaux, à confronter leurs infos. «Je n'envisage pas de faire confiance à un journal» , tranche Fleur.

La Parisienne libérée surveille, donc, la presse. Et d'abord le Parisien . Un journal rencontré au café. Tourné et retourné sur le zinc. «Je suis devenue experte. Ils sont très doués pour parler de complètement autre chose que de l'actualité. Les gens qui disent que c'est un journal de droite : je conteste ! Il fait surtout preuve d'opportunisme. Il a pour objectif de déclencher des discussions. C'est un intermédiaire, je trouve.» Ses unes détournées offrent des refrains inattendus à la parisienne. Fiers d'être ch'tis , les Prix sont fous , Un emploi même loin de chez soi : autant de manchettes devenues des comptines satiriques. Avec une louche de «contre-information» . En novembre 2008, dans les quinze jours qui suivent les interpellations de Tarnac, la Parisienne met en ligne un clip frondeur. «J'ai bouilli. Je n'ai pas cru deux secondes à leur truc. Le document qui m'a suffi, c'est le point presse de Michèle Alliot-Marie avec le directeur de la SNCF.» Son clip, Ultime hyper totale gauche, à gauche de la gauche de la gauche , est repris et traduit en Espagne et en Grèce. Il passe aussi dans Là-bas si j'y suis , sur France Inter.

Les clips circulent, libres, et gratuits. Fleur vit d'un mi-temps de chargée d'études à l'Ircam. Mimoso est éducateur spécialisé. Mais les frais de la Parisienne sont réduits. «Je paye 9 euros par an, le nom de domaine.» «On se positionne comme citoyens, dit-elle. On s'est dit qu'on allait faire quelque chose pour le moral des opposants…» C'est-à-dire « tous les partis à la gauche du Modem» , et «on inclut les anarchistes».

Cette Parisienne est née dans le XIVe d'un couple de pédiatres accaparés par leur métier, et qui ont fini par divorcer. En 1996, à 21 ans, elle s'en va faire un tour du monde en solitaire, pour s'en éloigner. Sans trop donner de nouvelles. Son projet est d'ausculter des écoles, en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Au Vietnam, prise pour une espionne, elle a l'interdiction totale d'approcher les écoles subventionnées par la France. En Argentine, elle voit des enfants faire quarante kilomètres à cheval pour assister aux cours. «Au retour, j'ai réalisé combien Paris m'avait manqué. Je me disais : "Vraiment je suis parisienne."» Fleur s'installe dans les cafés, d'abord pour écrire, puis pour chanter. Ses études de philo et son début de thèse sur «la construction de l'objet scénique» sont finalement remisés dans une malle. Au Godet d'or, un café kabyle du XIVe, Kader, le patron, fait venir un piano. «Je me suis mise à jouer, à faire des improvisations et à chanter» , se souvient-elle. Les descentes de police sont régulières, et Fleur prend l'habitude de faire fuir les importuns à chaussures à clous avec ses plus sombres mélodies. «C'était efficace, s'amuse-t-elle. Une forme d'action.» Le Godet d'or devient un lieu de lectures, qu'elle anime avec un mandoliniste.

Elle découvre un autre monde : le Net. Elle fait un premier site, d'avant les blogs, à la fin des années 90. «Je me suis mise à parler "htlm" - les balises de mise en pages -, raconte-t-elle. J'ai acheté un nom de domaine, et j'ai été assez vite référencée.» Elle s'achète un scanner et monte soixante-dix pages de textes et de photos. Son site s'appelle plumedefleur. «Mon prénom, c'est presque un pseudonyme. On se pose vachement de questions quand on s'appelle Fleur. Personne ne s'appelle Arbre. C'est une espèce de concept…»

Fleur rejoint une salle du XIVe, le Magique. Pour des concerts. «J'incarnais des personnages, je disais "je". Ce qui avait le plus de succès, c'était les chansons comiques.» Elle se moque de « Charmant prince» et raille déjà un journal, «Paris Mâche» . Son spectacle tourne. La Dépêche du midi , qui note ses «tonalités de voix proches de la grande Barbara» , la croque «en titi parisienne» . L'Eclair républicain croit entendre Anne Sylvestre. Elle passe aussi sur France Inter dans l'émission de Serge Levaillant, Sous les étoiles exactement . «Je suis entrée dans la catégorie de la jeune auteure qui doit faire ses preuves avant 50 ans, quoi !»

La Parisienne libérée prend un nouveau cap, plus politique. Un «franch'ment» d'Eric Woerth qui recommande à la radio de ne pas «descendre dans la rue» , lui sert de refrain. Une manchette du Parisien sur un match de l'équipe de France de foot, «Un nul qui ne règle rien» , lui donne l'idée d'un clip sur Sarkozy. Son dernier clip, plus électro, le Safari des quotas , est en ligne depuis peu. La Parisienne incarne une policière qui raconte sa journée de «chasse» à son mari - convocation piège, oubli d'un enfant, expulsion d'un polyhandicapé kosovar… - puis chantonne une comptine à sa fille : «Les quotas, c'est un jeu d'enfant ! Un, deux, trois, j'te prends ta maman ! Plus de Papa, ta tata t'attend ! Ta tata repart en Afrique ! Les quotas, c'est pas compliqué ! Il n'y a plus que toi, et j'vais t'arrêteeer !» La «polie policière» ne risque pas d'endormir sa fille avec les histoires de la Parisienne… «Le truc, c'est d'oser rigoler» , conclut-elle.

Paru dans Libération du 24 juillet 2010

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