De la BFMisation de la télévision

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 21 mai 2012 à 11h12

Live, live, live. Duplex, duplex, duplex. Poursuite, poursuite, poursuite. Rien à dire, rien à voir, rien à entendre. Mais ça dure, dure, dure. Sept heures de direct pour suivre l’investiture de François Hollande. Sept heures, les gars ! En sept heures, Usain Bolt vous fait comme qui rigole les 252 kilomètres entre Paris et Couzon (Pour quoi faire ? Y visiter la maison où Jeanne d’Arc aurait séjourné, voyons, il est comme ça, Usain). Mais on s’égare, pouf, pouf : sept heures de direct, donc, passées à scruter le nouveau président de la République, à guetter un signe, à espérer un mot. A remplir des vides béants de paroles creuses.

Là, vous nous apostrophez : «Hé, Docteur, tu serais pas en train de nous inventer la chaîne info, là ?» Déjà, on pourrait céder au plaisir d'un bon mot en vous rétorquant que, vu comment elles ont couvé Hollande de leur amour mardi, on devrait plutôt parler de chaînes nymphos. Déjà. Ensuite, combien de fois on vous a dit que c'était pas poli d'intervenir dans les articles des gens, combien de fois, hein ? Et pis surtout, figurez-vous qu'on ne parle pas des chaînes info mais de TF1 et France 2. Ah, on la ramène, moins, là. Oui, sept heures de direct mardi sur TF1, presque autant sur France 2. Ce qui, outre les dommages collatéraux pour les fans des Feux de l'amour qui ne sauront jamais qu'Amber-Rose est en réalité le père de Brandon John III Jr , nous amène à ce constat définitif. Il y avait la cristallisation, comme dit Stendhal ; il y a désormais la BFMisation, comme on dit nous.

Édition spéciale BFM

BFMisation, exactement. Symbole : l'émergence fulgurante de François Lenglet de BFM TV dans Des paroles et des actes sur France 2 et désormais élevé au titre de parangon du journalisme (gasp). TF1 et France 2 se BFMisent à la vitesse d'un motard poursuivant François Hollande entre Tulle et l'aéroport de Brive. Toutes deux singent de plus en plus BFM TV, la chaîne d'info bleue et jaune apparue en 2005 sur la TNT où elle n'a pas tardé à boulotter sa concurrente i-Télé. Une domination qui s'est encore accrue maintenant que tous les téléspectateurs reçoivent la chaîne. Sa recette ? Des bonshommes qui papotent dans un studio comme au zinc et des éditions spéciales avec des zigs en direct de partout. C'est sa marque de fabrique, ça, l'édition spéciale. Au point qu'en plus du déroulant à infos en bas de l'écran, BFM TV rajoute, en fond de décor derrière les présentateurs, deux bandeaux «édition spéciale» qui défilent chacun dans un sens. Autant dire qu'il faudrait être sacrément teubé pour ne pas s'apercevoir que oui, là, il se passe quelque chose. Ou alors que oui, là, quelque chose va se passer. Et tant pis si, pendant les heures et les heures que durent ces éditions spéciales, il ne se passe rien : BFM TV aura ferré le téléspectateur.

Combien de temps avons-nous ainsi poireauté suspendus aux lèvres de BFM TV pendant les épisodes DSK et Mohamed Merah ? Ce sont là les deux déclencheurs de la BFMisation : pensez, ces plombes passées à attendre live que DSK sorte de chez lui/du tribunal/de prison et que Mohamed Merah soit zigouillé par le Raid/zigouille le Raid/s’autozigouille, constituaient un sacré modèle de journalisme. Surtout qu’en ces deux occasions, BFM TV a récolté de juteuses audiences. Alors certes, les éditions spéciales, ça ne date pas de BFM TV mais c’est à sa suite que TF1 et France 2 s’y sont mises aussi souvent, jusqu’au paroxysme de l’investiture de Hollande. Où, entre la cérémonie de l’Elysée et celle à l’institut Curie, plutôt que de faire le pet devant la voiture présidentielle roulant de l’une à l’autre, le téléspectateur n’aurait pas perdu grand-chose à pouvoir assister à la révélation Amber-Rose/Brandon John III Jr.

En duplex de BFM

Le grand truc de BFM TV, c’est le duplex, histoire, bien sûr, d’être dans la place (et aussi de ne pas s’attarder trop longtemps sur son hideux plateau). Pas nouveau, pas cher, le duplex, mais BFM TV a inventé le duplex-qui-ne-sert-à-rien. Fallait y penser. Comme il fallait penser à son indispensable complément : l’ameublement de plateau. Quand le mec en duplex n’a vraiment plus rien à dire, alors en studio, on meuble. Option explorée de fond en comble mardi par Marie Drucker sur France 2 : les codes nucléaires. Quelle forme prennent-ils ? Qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ? Ça n’a l’air de rien, mais ça vous meuble tranquillou du temps d’antenne entre deux duplex-qui-ne-servent-à-rien, ça.

Bon, qui ne servent à rien, c’est pas sympa : en fait, BFM TV a créé le duplex-devant-la-porte-fermée. Celle de DSK, celle de Merah, celle de Matignon, mercredi, dont on attendait qu’elle s’ouvre pour connaître le gouvernement. Une trouvaille journalistique majeure dont, BFMisation oblige, les grandes chaînes se devaient de s’emparer. Et France 2, lors du premier tour, inventa : le duplex-qui-ne-sert-à-rien-devant-la porte-fermée-du-bureau-de-François Hollande-à-Tulle. Et son accessoire : le journaliste, titulaire du master «Serrurerie et grand reportage», chuchotant dans son micro. Mais chuchotant quoi ? Que, derrière lui, la porte est fermée. Gros, gros succès. Au point qu’au tour suivant, au côté du petit serrurier de France 2, toutes les autres chaînes alignaient leur propre journaliste, chacun apparaissant dans le plan de l’autre -- oui, on peut difficilement caser plus d’une personne devant une porte.

BFM partout

Et cette épidémie de duplex, symptôme de la BFMisation galopante, a envahi jusqu’au simple JT : ils sont partout, ils ne servent à rien, ce sont les envoyés spéciaux du vide. Mais ils sont cruciaux au point que chaque présentateur les annonce dans le sommaire de son journal. On a droit à trois duplex minimum par JT de TF1 et France 2. De l’Elysée, de Solférino, des Tuileries, de Berlin, de Villacoublay, de Grèce, de Cannes… Qu’ont-ils de plus à dire que n’aurait pas pu expliquer un classique sujet en images ? Rien, voire moins. Ils témoignent simplement qu’ils sont là, en direct du cœur de l’actualité. Ces journalistes BFMisés ne racontent pas le monde où ils sont, ils signifient tout juste qu’ils y sont : de la géolocalisation journalistique.

Paru dans Libération du 19 mai 2012

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