Le wargame de Guy Debord in situ

par Sébastien Delahaye
publié le 17 mars 2008 à 2h43

«Et allez donc !, vous vous dites. Un jeu vidéo inspiré par Guy Debord maintenant ! Qu'est-ce qu'ils sont encore allés chercher pour faire leurs intéressants à Libé, hein.» N'empêche, oui, un jeu Debord. Et guerrier, en plus. Car Kriegspiel est un wargame informatique pur jus, avec deux camps qui s'affrontent à mort. Apparu il y a dix jours sur le Net, le jeu n'est pas encore tout à fait terminé, mais une préversion tout à fait jouable est d'ores et déjà disponible (1).

Kriegspiel vient de loin : en 1965, l'auteur de la Société du spectacle imagine son propre wargame, un jeu de société intitulé Le Jeu de la guerre et en dépose le brevet. Et c'est du sérieux, à en lire la description : «L'ensemble des rapports stratégiques et tactiques est résumé dans le présent Jeu de la guerre selon les lois établies par la théorie de Clausewitz, sur la base de la guerre classique du XVIIIe siècle, prolongée par les guerres de la Révolution et de l'Empire.» Avec un but : «On peut dire du Jeu de la guerre qu'il reproduit exactement la totalité des facteurs qui agissent à la guerre, et plus généralement la dialectique de tous les conflits.»

En 1977, une édition très limitée du jeu sort avec un plateau en tissu et des pions gravés par un artisan. Il est rapidement épuisé. Le jeu ne sera pas réédité, mais Debord sort en 1987, avec son épouse Alice Becker-Ho, un livre reprenant les règles du jeu (2). En 2007, le livre est également pour la première fois traduit en anglais.

C'est ainsi que le collectif d'art logiciel new-yorkais RSG (Radical Software Group) le découvre. «L'idée d'adapter le jeu est venue d'un intérêt persistant pour l'oeuvre de Guy Debord, ses pensées politiques, son caractère acerbe, sa critique inlassable, explique Alexander Galloway, porte-parole de RSG. Le jeu est un travail d'étude et de recherche historique. Notre version informatique est une tentative de traduire les thèmes de Debord en langage contemporain, et ainsi d'en renouveler l'intérêt et de mieux comprendre son héritage. Quand Debord a créé le jeu, les ordinateurs personnels n'existaient pas. Le jeu informatique est à la fois un hommage à Debord et une transformation au niveau du code.»

En pratique, ça donne un plateau de jeu rectangulaire virtuel de 500 cases, sur lequel on placera notamment d'infranchissables montagnes, des forteresses et des unités combattantes (infanterie, cavalerie, artillerie.). A charge pour chaque joueur de gérer les déplacements, les attaques et les défenses de ses unités de la manière la plus efficace possible. D'autant qu'il faudra prendre en compte les communications, autrement dit la capacité des unités, selon leur placement, à recevoir des ordres.

«Bonus cachés». Les règles du Jeu de la Guerre, si elles ne sont pas très complexes, sont longues et précises, et ouvrent à des possibilités tactiques innombrables. Kriegspiel fonctionne à l'identique du jeu de Debord. Les développeurs ont même refusé d'imaginer la possibilité de jouer seul contre l'ordinateur : «Guy Debord a créé son jeu comme un outil pour apprendre la stratégie face à un adversaire réel. La version informatique se joue donc en ligne contre un autre joueur.» Mais cette apparente fidélité n'a pas empêché RSG de prendre quelques libertés avec le jeu d'origine : «Nous sommes en train d'inclure dans le jeu des bonus cachés que les joueurs pourront découvrir, confie Alexander Galloway. Nous aimerions notamment en rajouter un qui modifie complètement le jeu, pour des raisons entièrement historiques. Debord a écrit dans ses lettres que le jeu était une simulation de la guerre telle qu'elle existait au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, la guerre est différente. Nous sommes en train de nous demander comment réimaginer le jeu autour du principe de la guerre asymétrique qui domine aujourd'hui partout dans le monde : le combat urbain, les armes non conventionnelles, les tactiques de guérilla, l'organisation en cellules.»

Code source ouvert. Pour illustrer le terrain et les unités, RSG a fait appel à l'artiste israélien Mushon Zer-Aviv (3), qui a donné au jeu une apparence unique et surprenante, mélange de jeu vidéo et de jeu de plateau. Un style graphique clair et sobre, qui fonctionne à merveille durant les combats. Le collectif de développeurs américains ne sait pas quand la version finale de son Kriegspiel, mi-oeuvre d'art, mi-wargame, sera disponible, mais imagine que son code source sera ouvert à tous, pour que chacun puisse l'amender et qu'il restera gratuit.

(1) http://r-s-g.org/kriegspiel/ (2) Le Jeu de la guerre, Guy Debord et Alice Becker-Ho, Gallimard, réédité en 2006. (3) http://www.shual.com/

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