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Libération

«Des chiffres et des lettres» (ou l’inverse)

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 19 mars 2012 à 12h24
(mis à jour le 19 mars 2012 à 13h52)

Proverbe du Dr Garriberts, hérité d'un vieil oncle provençal : di mé lou réclamu, té lé diré lou programu (c'est que tonton trafiquait un peu de charcuterie corse). Oui, dis-moi quelles pubs tu attires, je te dirai quel programme tu es. Futé ce vieux figatelle, ainsi qu'on a encore pu le vérifier cette semaine en allumant notre téléviseur chaque jour à 17h25 sur France 3. Tel un écrin de réclames, se succèdent spots pour la poudre qui fait durer la machine, pour la lessive qui fait durer le noir des vêtements, pour l'os qui fait durer les dents du chien et pour le yaourt qui fait durer le cœur de papa. Durer. Sont balèzes, ces publicitaires qui ont tout compris de ce qui fait l'essence, la moelle, le jus même de l'émission où ils promeuvent leurs produits : Des chiffres et des lettres . Qui durent et durent et durent depuis quarante ans, anniversaire honoré ce lundi à 20h35 d'un prime-time à la chantilly avec des petits morceaux de voyelles et de consonnes dedans, nappé de rigolades. Et là vous nous dites -- enfin, les trois qui suivent : ne nous la faites à l'envers, docteur de nos fesses, en 2004, vous nous avez fait les 39 ans des Chiffres et des lettres. Et huit ans plus tard, c'est les 40 piges ? Ho ! D'abord, on est chez nous, on fait ce qu'on veut ; ensuite, on a toujours raison.

T, H, O, I, R, S, E, I

Voilà l'histoire : il y a deux dates. Celle du lancement du Mot le plus long , en 1965, et celle de l'intégration de chiffres dans ledit Mot le plus long pour former, en 1972, Des chiffres et des lettres . Déjà estomaquée de ce concept, la France d'alors découvre, stupéfaite, Patrice Laffont. Dix-sept ans durant, il s'adonne à ce sport captivant qui consiste à compter ses doigts de pied pendant les quarante-cinq secondes de réflexion allouées aux candidats. En 1989, Laffont fait une tentative de suicide en avalant tous les foutus «e» qui ne sortent jamais alors qu'on avait un super sept lettres avec «n», «c», «u», «l» et «r» ; douze ans de thérapie plus tard, il retombe dans la drogue dure des voyelles et des consonnes pour devenir producteur du jeu. Un destin.

En 2002, Laurent Romejko abandonne tout espoir de faire carrière à la télé en entrant dans le sarcophage des Chiffres et des lettres ; il signe un pacte fausto-wildien, gagne la jeunesse éternelle et ne vieillira plus jamais. Si Bertrand Renard et Arielle Boulin-Prat semblent vissés à jamais à leur pupitre, d'autres ont décroché : les dictionnaires papier d'antan remplacés par un rutilant logiciel baptisé «Ariellette» (en hommage à sa manieuse), le tableau noir de Bertrand Renard supplanté par une autre machine, le «Renardeau», les petites notes de piano annonçant la fin de l'émission, l'arbitre Yvette Plailly et Arlène, tireuse de chiffres, désormais présentatrice des émissions religieuses le dimanche matin sur France 2, seul programme encore plus vieux que Des chiffres et des lettres . Mektoub !

C, M, T, A, N, H, E

On en était là, à se dire que Des chiffres et des lettres avaient, de par leur pérennité, une fonction sociale, osons le dire, cruciale : celle d'apaiser un peuple que la modernité étourdirait, celle d'être un repère immarcescible comme, disons, la bûche de Noël et Julien Clerc. Un truc quasi gouvernemental, tel le fluor dans le sel. Et puis, sachant que Des chiffres et des lettres continuent de ronronner, on tourne les talons à peine, quoi, vingt ans, et là, c'est devenu un véritable pandémonium. D'abord il y a le prégénérique, avec Romejko debout, oui, un prégénérique debout, comme le Taddeï moyen à l'orée de quelque émission branchouille. Puis, retentit le générique -- non, retentit, le mot est faible, explose serait plus juste et c'est à peine si, dans le riff distordu à vous défriser Jimi Hendrix qui électrise le plateau, on reconnaît les notes familières des Chiffres et des lettres . Romejko, lui, à force de ne pas vieillir, en est carrément à rajeunir, arborant une mèche peroxydée à laquelle même Justin Bieber a renoncé. Passé le nouveau traumatisme du tirage de dix lettres (10 ? Et pourquoi pas 54 tant qu'on y est ?), on croit trouver l'apaisement au son de la petite musique d'ascenseur qui meuble gentiment les 45 secondes de réflexion, mais non : hon-hon-woing, ils nous ont mis des scratchs de hip-hop dedans ! Imaginez l'état de nos nerfs déjà en pelote à la découverte d'une énigme proposée par un téléspectateur : ((((33x33)+999)+666):306)-9. Vas-y, l'équation du démon ! Et ne comptez pas sécher vos pleurs sur la gentille épaule de Laurent Romejko : il est devenu méchant, hargneux, une vraie teigne. Les pauvres candidats n'arrivent pas à trouver «friteuses» ? «Des candidats belges auraient trouvé» , casse-t-il, rosse. Les types parviennent à faire le bon compte ? «C'était pas très dur» , assène-t-il, plein de morgue. Oui, Des chiffres et des lettres sont devenus super craignos ; en témoigne ce sept lettres trouvé vendredi dernier et annoncé toute honte bue : «Chiotte».

L, Y, E, E, E, S

«Conchonne, m'sieur Romejko.» H. «Heu… voyelle ?» A. «Est-ce que vous, vous m'donneriez une conchonne, m'sieur Romejko ?» C. «Heu… voyelle ?» E. «Les Français, y sont comme moi, m'sieur Romejko, y veulent une conchonne.» R. «Heu…voyelle ?» Bon, OK, vous avez compris le délire, même si, à l'écrit, on arrive mieux à imiter Sarkozy que Hollande. Car telle est notre solution à l'épineux problème du temps de parole qui, à partir de mardi va devenir plus épineux encore : tous les candidats à la présidentielle se verront accorder un crachoir strictement identique, cinq minutes pour Sarkozy, cinq pour Cheminade, Poutou… Une prise de casque meuh-meuh pour les télés et radios, contraintes à l'égalité parfaite comme on dit au tennis. La conversion de l'ultrachronométrée Des chiffres et des lettres en émission politique le temps de la campagne s'impose. Un tirage de chiffres et zou : le candidat a 45 secondes pour démontrer que son idée de taux de TIPP flottante à 75% au-dessus de l'indexation du troisième tiers (mais qu'est-on en train d'écrire ?) est mathématiquement juste. Un tirage de lettres et zou : le candidat a 45 secondes pour trouver le mot de sa campagne, sans storytelling ni éléments de langage. Cinq lettres : génie.

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