Détournement d’E-dentités

par Marie Lechner
publié le 7 février 2011 à 9h52

Vous pensiez être à l’abri dans le cocon moelleux de votre réseau social préféré, et voilà que vous vous affichez tout sourire sur un site de rencontre, à votre insu, parmi des centaines de milliers d’autres inconnus au regard libidineux, sans doute tout aussi surpris de se retrouver là. Vous êtes l’une des victimes du dernier rapt de données personnelles à grande échelle fomenté par le duo de renégats italiens, le théoricien des médias Alessandro Ludovico et l’artiste Paolo Cirio, qui ont passé des mois à télécharger un million de profils d’utilisateurs de Facebook. Des données publiques comme le nom, le pays, les groupes auxquels ils ont souscrit et surtout la photo de leur profil que les agitateurs ont consigné dans une base de données en ligne.

«Se plonger dans ces données fut une expérience hallucinante, intoxiqués que nous étions par ces sourires sans fin, ces regards séducteurs et ces expressions lascives , expliquent les auteurs. Après quelques semaines, nous nous sommes rendu à l'évidence. Tout ce que ces gens voulaient, c'était élargir encore le cercle de leurs relations, exprimer et recevoir de l'amour via leurs traits numériques. Mais ils étaient piégés par Facebook, propriétaire exclusif de leurs données» , ironisent Ludovico et Cirio. Ils décident alors d'assouvir ce «désir inconscient de rencontre avec des inconnus» , de «libérer ces données personnelles» et de «donner à ces identités virtuelles un nouvel espace partagé pour s'exhiber librement» .

A cette fin, ils créent Lovely-faces.com , un site de rencontre pour tous ces visages à la bouche en cœur. Un moteur de recherche permet de partir à la quête d'un joli minois, classé en fonction de sa nationalité, son genre et son expression : arriviste, sympathique, drôle, plaisant, sournois, suffisant. Le duo a passé les photos des profils Facebook au filtre d'un logiciel de reconnaissance faciale customisé. D'ordinaire utilisé par les caméras de surveillance pour identifier un suspect, il a servi à capturer un groupe de gens avec la même expression.

Avec leur projet Face to Facebook , ils attirent l'attention des adeptes des réseaux sociaux sur ces informations sensibles qu'ils publient, sujettes à la manipulation et au vol d'identité. «Notre hack n'est pas un truc sophistiqué , insistent les artistes. C'est à la portée de chacun de voler des données personnelles et les réutiliser dans un contexte totalement imprévu.»

Les auteurs de ce «hack conceptuel» comparent Facebook à une «fête éternelle et illusoire, sous surveillance et enregistrée pour toujours. Et comme dans toute fiesta, ce qu'il s'y passe est privé mais a le potentiel de devenir public si c'est partagé accidentellement».

Facebook est le troisième mastodonte du Net à faire les frais de «ces voleurs de l'invisible» qui se sont attaqués successivement à l'ogre Google (avec Google Will Eat Itself , consistant à racheter le moteur de recherche, grâce aux fonds générés via son propre outil publicitaire) puis à Amazon (avec Amazon Noir , qui détournait une fonctionnalité de la librairie en ligne pour aspirer des milliers de livres et les redistribuer gratuitement sur les réseaux peer to peer), deux précédentes actions réalisées avec les Viennois d' Ubermorgen .

Ils concluent ainsi leur trilogie antimonopole, démontrant qu'en dépit des barrières de protection dont ils s'entourent, ces géants sont loin d'être infaillibles. Face to Facebook, exposé en ce moment au festival Transmediale à Berlin, souligne combien est fragile une identité virtuelle confiée aveuglément à une plateforme propriétaire.

Paru dans Libération du 05/02/2011

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