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Libération

Dominic West : Hyperacteur

par Isabelle Hanne
publié le 2 mai 2012 à 11h24

On l'aurait bien fait en anglais, ce portrait. Dominic West aurait été glamourous et pas «séduisant». On aurait pu lui donner du maverick au lieu d'un «franc-tireur» un peu décrépit, du witty pour : «il a de l'esprit.» Surtout, on aurait écrit que le comédien de 42 ans est un OE et notre considérable lectorat britannique aurait pigé d'emblée. Pour les autres, ça veut dire Old Etonian , ancien d'Eton. Le flic pochard à tête de prolo, Jimmy McNulty, de la série culte Sur écoute ( The Wire en VO), qui inspirait en «fuck» et expirait en «motherfucker» avec une indiscutable gouaille de Baltimore, est diplômé d'Eton, la plus élitiste des public schools britanniques. Où ont, entre autres, défilé la famille royale, Aldous Huxley, George Orwell, Hugh Laurie (le Dr House ), jusqu'à David Cameron et Boris Johnson, respectivement Premier ministre et maire de Londres -- West est pote avec les frères du second et la femme du premier.

Eton, ça vous façonne un homme : le voici lettré, avec réseau et vocabulaire de la haute, poli mais spontané malgré les cinq interviews qu'il vient d'enchaîner, légèrement hâlé, une chevalière à la main gauche. Eton, ça vous colle à la peau. Il en a marre, d'ailleurs. «C'est une école formidable. C'est aussi un stigmate. Un préfixe à mon nom dès qu'un média parle de moi, trente ans plus tard.» West parle lentement, d'une voix rugueuse, comme enrouée, mais puissante.

Il en est convaincu : en Angleterre, il n'aurait jamais eu le rôle de McNulty. «Certains pensent qu'on ne peut pas à la fois être un OE et jouer un flic col bleu.» Et justement, l'autre chose à laquelle il en a marre qu'on le renvoie, c'est Sur écoute. Cette géniale série des années Bush raconte la criminalité à Baltimore à travers plusieurs cercles : flics, profs, journalistes, politiques… Elle s'est achevée il y a quatre ans et pourtant on ne lui cause que de ça. «A un moment, j'avais même décidé d'arrêter d'en parler. Mais plus personne ne voulait m'interviewer» , lance-t-il, mâchoire carrée, gros rire, des rides d'expression sur le front à force de jouer de ses sourcils circonflexes. Ça ne l'empêche pas de raconter volontiers son casting : «C'était un soir, tard. Je devais me filmer dans une scène de dialogue. Ma copine de l'époque essayait de me donner la réplique, mais elle n'arrêtait pas de se marrer à cause de mon accent américain -- je faisais pourtant mon meilleur de Niro. Donc je l'ai mise dehors et du coup, sur la vidéo, on me voit parler tout seul, puis il y a un gros blanc, puis on me voit faire des mimiques et me remettre à parler. Le créateur, David Simon, a trouvé ça tellement grotesque qu'il a dit "Faites venir ce dingue". Deux semaines plus tard, j'étais à Baltimore.» Il y restera cinq ans. Exilée dans cette ville triste du nord-est des Etats-Unis, l'équipe vit dans le même immeuble et fait beaucoup la fête. «On est devenus très bons amis.» Aujourd'hui, West refuse de bosser loin de Londres et de ses enfants -- Martha, 13 ans, issue d'un premier mariage, et trois autres de 2 à 5 ans qu'il a eus avec sa nouvelle épouse, amour de jeunesse retrouvé.

Lui est le sixième d'une famille catholique de sept enfants. Le môme West se rêve policier et s'abreuve de Starsky et Hutch à la téloche. Il grandit à Sheffield, ville industrielle du nord de l'Angleterre. Son grand-père est maître coutelier, «mais, après la guerre, la sidérurgie a disparu. Quand j'ai grandi là-bas, il y avait beaucoup de chômage, mais il restait les mines de charbon. Puis Thatcher a tout fait fermer pour développer les services. Je pense que c'est pour ça qu'on a des problèmes aujourd'hui : on ne fabrique plus rien.» Son père avait une usine de plastiques qui fabriquait des «pare-douches et des abribus, ce genre de choses» . Et suffisamment d'argent pour lui payer Eton. Sa mère, irlandaise, au foyer et comédienne amateur, initie ses enfants au théâtre. «On faisait de la figuration. J'adorais voir tous les types de sa troupe, des vieux, des profs, des jardiniers, se maquiller, se déguiser et jouer Shakespeare.»

Juste avant des études de littérature à Dublin et la Guildhall School, la très réputée école d'art dramatique de Londres, il part garder des vaches en Argentine, dans l'hacienda d'un ami de sa mère. «Les gauchos avec qui je bossais étaient des cavaliers incroyables, des hommes incroyables. On se levait à l'aube, on buvait du maté de coca, on était légèrement défoncés, et on partait travailler jusqu'à 11 heures du matin, puis on tuait un mouton qu'on mangeait au déjeuner… On faisait des tests de grossesse aux vaches, des castrations aussi.» Il sculpte chaque mot, chaque syllabe, diction et dentition parfaites. West adore jouer ses anecdotes, les vivre physiquement. C'est un acteur non-stop, un omnicomédien qui raconte ainsi son premier vrai rôle : «C'était une pièce d'un auteur irlandais, dans un petit théâtre. A un moment, je devais regarder sous la jupe d'une fille, et elle devait hurler [voix de fausset et accent irlandais] "lâche-moi, sale démon !" tout en me poussant. Je crois que j'étais nerveux parce que mon frère était dans la salle ce soir-là et je suis allé trop loin : je suis tombé sur le premier rang du public… Le truc dans ces moments-là, c'est de faire comme si c'était prévu. Ce qu'il ne faut pas faire, et que j'ai fait bien sûr, c'est de prétendre qu'il ne s'est rien passé. Je me suis relevé et il y avait ce silence total, horrible. Sauf une voix, qui venait du fond de la salle et qui faisait [rire débile] "Hu-hu, hu-hu, hu-hu". C'était mon frère.»

L'épisode remonte au milieu des années 90. Depuis, Dominic West a enchaîné les rôles, avec bonheur, au théâtre et à la télé. On dira, euphémisme, que le cinéma ne lui a pas encore donné sa chance. Il a empilé les petits rôles, ou les navets, ou les deux. Lui donne l'impression d'avoir tout embrassé avec un même appétit ( Rock Star, Chicago, 300, Centurion …) et assume tout dans un grand éclat de rire, sauf ses comédies romantiques qu'il juge «épouvantables» . L'année passée a été particulièrement chargée : la télé britannique l'a vu en présentateur de news sur fond de crise de Suez et de triangle amoureux dans l'excellente série The Hour ; en Fred West, le pire tueur en série qu'ait connu la Grande-Bretagne, dans Appropriate Adult . Au théâtre, il a joué un Butley salué par la critique, puis Iago dans Othello . «Du coup je m'accorde un peu de repos.» Mais il va bientôt jouer Macbeth et redonner Othello à Londres. «Jouer à la télé ou au cinéma, c'est un processus d'absorption, de réduction. Mais jouer un grand rôle classique, c'est chercher à se grandir, à se développer. C'est beaucoup plus physique, plus stimulant.» En ce moment, il réfléchit à l'adaptation d'un roman dont l'action se déroule pendant la Révolution française. D'ailleurs, le lendemain, il va visiter Versailles avec sa femme et s'enquiert poliment d'un éventuel musée parisien qui pourrait aider ses recherches sur 1789. Heureusement que les anglicismes existent. On peut conclure ainsi : Dominic West est un gentleman.

Paru dans Libération du 28 avril 2012

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