DoritosGate : crispation autour des jeux vidéo

par Erwan Cario
publié le 28 novembre 2012 à 11h43
(mis à jour le 29 novembre 2012 à 14h08)

Ils donnent parfois l'impression de ressembler à une troupe de Toads , ces sympathiques petits champignons souriants au service de la princesse Peach dans Mario. Gentils et inoffensifs, les journalistes jeux vidéo sont là pour s'amuser, surtout pas pour se prendre la tête. C'est un peu l'image que donne la presse spécialisée. Depuis le début des années 80, ce milieu est composé avant tout de passionnés, de gamers qui se sont orientés vers les médias pour pouvoir communiquer leur enthousiasme. Mais en face, le chiffre d'affaires des éditeurs n'a cessé de croître, et les sommes investies en marketing et en communication dépassent souvent l'entendement. Voyages de presse vers des destinations lointaines, soirées de lancement fastueuses : les journalistes jeux vidéo sont bien évidemment en première ligne pour assurer la promotion d'un nouveau titre. Ce que beaucoup font avec entrain.

Cette ambiance détendue et bon enfant a pris un joli coup dans l'aile, fin octobre. Le comédien écossais Robert Florence, chroniqueur depuis quelques mois sur le site britannique Eurogamer, publie un texte rageur titré : « Une table de Doritos » . On y voit en photo le journaliste star canadien Geoff Keighley poser entre une affiche du blockbuster Halo 4 et une table garnie de sachets de Doritos et de bouteilles de soda Mountain Dew. Cette photo est avant tout un prétexte, un symbole de l'état de la presse jeux vidéo. Florence se concentre dans sa chronique sur les Games Media Awards , une cérémonie qui récompense outre-Manche les «meilleurs» journalistes jeux vidéo. Pendant la soirée, un concours, pour gagner une PlayStation 3 est organisé : il faut tweeter un message promotionnel pour participer. Et de nombreux journalistes le font.

«Les éditeurs de jeux et les médias veulent tous que vous soyez heureux, et c'est beaucoup plus facile à faire s'ils travaillent ensemble» , ironise Robert Florence. Il cite, dans sa chronique, Lauren Wainwright, journaliste, pour le Sun entre autres, qui avait justifié l'existence du concours en expliquant qu'elle ne voyait pas le problème. Problème, justement, dans sa bio sur Twitter, elle précise avoir travaillé pour l'éditeur de jeu Square Enix. Lauren Wainwright menace Eurogamer de procès et exige le retrait du passage où elle est citée. Et là, c'est le drame : le site s'exécute, Robert Florence démissionne, le «DoritosGate» est né. Les réseaux sociaux et les forums de discussion s'enflamment à propos de cette proximité entre journalistes et services de presse des éditeurs. En réaction, plusieurs sites britanniques -- comme vg247 , Eurogamer et même celui du Guardian -- publient ou mettent à jour leur charte pour clarifier leurs relations avec les éditeurs. Le site vg247 explique même que ses journalistes refuseront dorénavant de boire et de manger aux frais d'un éditeur. En anglais, on appelle ça du damage control. Ou de la prise de conscience, si on est optimiste.

Mais de ce côté-ci de la Manche, pas grand-chose. Mi-novembre, le site RageMag publie l'interview d'Usul, qui cartonne sur le Net avec ses chroniques vidéo brillantes sur l'univers du jeu : «La presse jeu vidéo est un milieu consanguin et dégueulasse.» Comme le titre le laisse entendre, celui-ci n'est pas tendre. Il parle de certains ménages douteux et de mélanges des genres très limite, comme ce test du blockbuster Call of Duty Black Ops 2 écrit par un ancien attaché de presse de l'éditeur. Mais toujours aucun électrochoc dans les médias français. Frédéric Fau, rédacteur en chef de Jeuxvideo.com , le plus gros site français sur le sujet (qui publie par ailleurs les chroniques d'Usul), ne se sent pas vraiment concerné : «On a suivi le DoritosGate, bien sûr, mais on est basé à Aurillac, du coup, on est un peu loin du milieu parisien pour avoir des relations de proximité.» Mais il admet des liens compliqués : «On est dépendant des éditeurs au niveau rédactionnel, car ce sont eux qui nous fournissent l'info, et on est aussi dépendant d'eux au niveau financier, car ce sont les principaux annonceurs.» Il considère pourtant les mesures prises par ses confrères anglais comme «ridicules» : «Ce genre de charte n'est respectée que lorsqu'il n'y a aucun problème. Pour moi, ce qui compte, c'est que le journaliste qui teste un jeu soit impartial.»

Même son de cloche du côté de Gamekult , autre site très important du Web français. Son rédacteur en chef, Gaël Fouquet explique : «On fait vraiment notre maximum pour garantir la plus grande indépendance possible, mais on est aussi obligé, dans une certaine mesure, de rentrer dans le jeu des éditeurs. Si on ne fait pas certains voyages de presse, si on n'assiste pas à certains événements, c'est pénalisant pour l'info - et pour notre audience.» Une contrainte liée au modèle très standardisé des sites d'actualité sur les jeux vidéo : des tests pour les jeux sortis, des «previews» pour ceux à venir, et des tombereaux de «news» toute la journée qui relaient la moindre nouvelle vidéo rendue disponible par un éditeur. Les principaux sites français suivent ce schéma à la lettre. «On a déjà tenté de varier, mais ça ne marche pas , se désole Gaël Fouquet. Ça m'énerve de devoir être dans ce système, mais c'est ce que semble vouloir le public.»

Pour Usul, ce n'est pas une excuse : «S'ils n'apportent aucune vraie valeur ajoutée, les journalistes ne sont que les relais des plans com des éditeurs. On attend d'eux un regard critique, une certaine hauteur. Et il ne faut pas se réfugier derrière l'argument : "C'est ce que veulent les internautes", car à force de ne rien lui apporter, le public va finir par se passer de ce type de journalisme.»

Comment expliquer alors l'absence de réactions dans le milieu des journalistes français ? «Beaucoup sont simplement persuadés, en toute bonne foi, de faire leur travail, et de le faire bien, analyse Usul. Du coup, ils ne se remettent pas en question.» Pour Virgile Rasera, journaliste pour Jeuxvideo.fr , c'est pourtant une nécessité : «Nos rapports avec les éditeurs, c'est vraiment une proximité qu'il faut questionner.» Et il est catégorique : «Il faut vraiment manquer de lucidité pour ne pas se rendre compte du rapport de connivence subtil qui s'est installé avec le temps. Mais finalement, si les journalistes sont convaincus qu'il n'y a pas de problème, c'est que les éditeurs ont vraiment bien fait leur boulot.»

Paru dans Libération du 27 novembre 2012

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