Droit d’auteur : Jean Zay le visionnaire

Ministre du Front Populaire assassiné en 1944, Jean Zay voulait revoir la notion de propriété de l’auteur pour le libérer de la culture contraignante du contrat.
par Nidam Abdi
publié le 23 juillet 2009 à 12h38

La crispation ces derniers mois autour des travaux législatifs sur la propriété intellectuelle est-elle inattendue ? Comment va évoluer en France (unique pays au monde où l’épouse du chef de l’Etat et sa sœur sont tout à la fois auteures, compositrices, interprètes, éditrices, actrices de cinéma et comédiennes de théâtre) la relation entre les créateurs et le public ? Va-t-on vers un affrontement, une division entre milieu artistique soutenant la loi Hadopi et le public internaute ? Comment l’éducation artistique va-t-elle se remettre d’un tel débat ? Toutes ces questions sont légitimes et un retour sur l’évolution du droit d’auteur en France peut permettre de comprendre d’où vient ce schisme entre société artistique et société civile.

Durant la première moitié du XIXe siècle, le législateur a beaucoup été sollicité sur la propriété littéraire. Mais, à chaque fois, rois comme responsables politiques avançaient le principe suivant : «il faut s'efforcer de concilier les intérêts des auteurs, des artistes et également du public et du commerce» . C'est cette probléma­tique que Charles X souligna par exemple lorsqu'il nomma le vicomte de La Rochefoucauld (son directeur des beaux-arts et véritable Jack Lang de l'époque) à la tête d'une commission chargée de mettre au point une loi dans l'intérêt des arts et des lettres.

Ainsi, à la lecture des travaux sur les documents de l’époque, la vision et la hauteur des débats actuels autour de l’Hadopi peuvent laisser perplexe. Il est vrai qu’à l’époque les premiers concernés participaient aux discussions et avaient pour nom : Balzac, Lamartine et Victor Hugo…

Hadopi n’offre aucune réflexion intelligente sur la relation future entre le créateur et son public. Elle ne permet aucune nuance aux observateurs, à l’instar des supporteurs de football. Soit on est pro-Hadopi, et on traîne une image de conservateur qui ne comprend rien aux usages des nouvelles technologies. Soit on est contre la loi, et on vous colle une image d’inculte, d’insensible à la création artistique.

Devant une telle impasse, l’histoire du droit d’auteur peut nous éclairer. Peut-être même apporter des solutions. Tout ce qui arrive aujourd’hui ne peut être compréhensible sans une véritable analyse de la dernière grande période législative autour du sujet. C’est-à-dire entre 1936, époque de tous les rêves avec le Front populaire, et les moments incertains de la IVe République, avec le vote de la loi de la propriété intellectuelle de mars 1957. A l’arrivée de Léon Blum au pouvoir, la France est très en retard en terme de droit d’auteur sur les autres pays européens, les Etats-Unis et même certains pays d’Amérique latine.

Un homme politique allait prendre à bras-le-corps le sujet, voulant l’inscrire dans une perspective progressiste liée aux idéaux du Front populaire. Il s’agit de Jean Zay, ministre des Beaux-Arts mais pas uniquement. Il menait de front plusieurs chantiers, dont la réforme du statut de l’auteur, celui de l’éducation nationale et la création d’un grand centre scientifique, le CNRS. Visionnaire, Jean Zay ne pouvait concevoir que le créateur artistique ne fût pas pris en compte dans le mouvement d’émancipation sociale et professionnelle de l’époque. Il voyait dans le développement de l’électronique grand public – avec le cinéma parlant, la radio et plus tard la télévision – et les mutations de l’imprimerie pour la presse et le livre une accélération de la diffusion des œuvres sans que leurs créateurs jouissent d’un solide statut pour les protéger du capital.

Jean Zay voulait revoir la notion de propriété de l’auteur pour le libérer de la culture contraignante du contrat et le valoriser comme travailleur intellectuel. Le ministre radical de gauche se retrouve alors en face d’une alliance entre éditeurs et juristes. Leur corporatisme va être le fossoyeur de la vision de Jean Zay pour maintenir la culture du contrat coûte que coûte. En l’occurrence, le juriste Jean Escarra qui, en 1937, co-auteur d’un livre contre le projet de loi de Jean Zay, se retrouve en août 1944 à la tête de la commission qui va rédiger la loi de 1957. Peut-être si, en ce mois de juin 1944, Jean Zay n’avait pas été assassiné par la milice, la France aurait eu un droit d’auteur bien différent de celui qui se trouve aujourd’hui pris dans la nasse des nouvelles technologies. Un droit d’auteur qui aurait pris plus en considération les sciences techniques qui allaient bouleverser la relation entre créateur et public. Jean Zay n’avait-il pas pris en compte aussi la communication sans fil dans son texte de loi ?

Hasard de l'histoire, alors que durant cette année 1957, en France, on instituait la loi Escarra sur la propriété intellectuelle, en Californie, le chercheur Douglas Engelbart arrivait au Stanford Research Institute pour présenter ses idées «sur l'interaction avec l'ordinateur comme moyen d'augmenter l'intelligence humaine» (1).

«A combien de personnes en avez-vous déjà fait part ?» , lui demande son interlo­cuteur.

_ - «Aucune, vous êtes le premier.»

_ - «Bon. N'en parlez à personne. Cela semble trop saugrenu, vous vous feriez du tort…»

Il semble que Douglas Engelbart ait continué ses travaux dans ce sens, et il est considéré comme un des pères de l’informatique communicante. C’est-à-dire aussi de l’Internet, qui pose de graves soucis aujourd’hui aux juristes français élevés dans le culte de la loi de 1957.

(1) L'imaginaire d'Internet de Patrice Flichy , La Découverte, 2001.

Paru dans Libération du 23 juillet 2009

Nidam Abdi est journaliste-consultant responsable éditorial de eguides.fr

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