Du métier d’informer au rôle d’informateur

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 6 avril 2010 à 18h20

«Viols, attouchements… Pendant plusieurs dizaines de minutes, 'Jacard' me montre des images de l'horreur, des images totalement insoutenables. A côté de moi, il vibre de plaisir. Ecœuré, je mets un terme à cette soirée.» Le jour suivant, en caméra cachée encore, le journaliste Laurent Richard, qui se fait passer pour un amateur d'images pédopornographiques, revoit le pédophile canadien, dans un parc. «Jacard» lui raconte les enfants qu'il a violés et, selon le journaliste, détaille ses futures cibles ; de loin, une caméra filme le duo, s'attarde sur des gamins qui jouent. «Le lendemain, j'alerte les policiers canadiens» , dit Laurent Richard en voix off. Au cours de l'enquête «Pédophilie : les prédateurs», réalisée pour les Infiltrés , diffusé ce soir sur France 2, les journalistes de l'agence Capa ont dénoncé à la police des pédophiles rencontrés sur le Net ou face à face. Des journalistes jouant les balances ? Du jamais vu.

Pendant un an, Capa a enquêté dans les milieux saumâtres de la pédophilie. Sur des sites pour adolescents, Laurent Richard se fait passer, comme les policiers chargés de traquer les pédophiles sur le Web, pour une Jessica de 12 ans. Très vite, des hommes l’approchent et prennent rendez-vous avec Jessica, mais c’est Laurent Richard qui se présente, ès qualités de journaliste. Et c’est en «caméra ouverte» (par opposition à «cachée») que sont interviewés les dirigeants de sites pour ados. C’est la partie la plus intéressante du reportage, qui montre que ces forums sont à peine surveillés, ou alors par des mineurs bénévoles.

Et puis voilà le dernier chapitre de l’enquête, où Laurent Richard endosse les habits d’un pédophile, infiltre un réseau et finit par rencontrer un gros poisson à Montréal, le fameux «Jacard», dix ans de prison au compteur, des centaines de milliers de photos pédopornographiques en stock.

Spectaculaire, naturellement ; révoltant, logiquement, le reportage laisse un mauvais goût dans la bouche. Toujours le même malaise depuis le premier Infiltrés dans une maison de retraite, ce sentiment pour le téléspectateur d’être mouillé avec le journaliste, trempé dans des images sales, floutées, sans distance : celles de la caméra cachée. Mais là, cette impression se double d’un vrai débat : le journaliste devait-il se faire auxiliaire de police en livrant les pédophiles rencontrés ?

Capa, pour sa défense, cite les articles 434-3, qui punit les personnes ayant eu connaissance de violences sur mineurs sans rien en dire, et 434-1, sur la non-dénonciation de crimes dont on sait qu'ils vont avoir lieu. Une défense contestée par certains, dont Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ) : «Je trouve particulièrement dégueulasse de se cacher derrière ça, quand un journaliste est dans le cadre de son métier, c'est la loi sur la protection des sources qui s'applique. On voudrait ruiner le métier qu'on ne s'y prendrait pas autrement.» C'est qu'en janvier a été inscrit dans la loi le principe de la protection des sources. Une revendication de longue date.

Laurent Richard se défend : «On s'est posé toutes les questions au départ. On travaille avec notre avocat William Bourdon sur chacune de nos enquêtes. On savait que si on était témoin d'atteintes sexuelles sur mineurs, on le dirait ; on ne va pas se cacher derrière notre carte de presse.» L'avocat s'interroge : «Que ce serait-il passé si Capa n'avait pas opéré ces signalements ? Qui aurait été lynché ? Le secret des sources ou Capa ? Capa, bien sûr.»

Au Syndicat des agences de presse télévisées (Satev), le président Arnaud Hamelin a des doutes : «Est-ce que le devoir et la conscience priment sur la fonction ?» Il met en cause le principe même des Infiltrés  : «Quand on ne se présente pas comme journaliste, à quel moment l'est-on vraiment ? Avec la caméra cachée et l'infiltration, le journaliste se retrouve dans une forme de complicité.»

Au total, 22 personnes ont été dénoncées, ou signalées, comme préfère dire Capa : «Jacard», ainsi que ceux qui avaient fait des propositions sexuelles à la pseudo Jessica. Derrière elle se dissimulait un journaliste. Et derrière lui, un policier.

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