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Libération

Empreintes digitales à Belfort

par Marie Lechner
publié le 10 avril 2012 à 11h45

Bourogne, village champêtre de Franche-Comté, avec ses 2000 âmes, son clocher, ses arbres bourgeonnants, son école et, en face, installé dans une ancienne ferme… son Espace multimédia Gantner . Sur le point d'être conventionné centre d'art contemporain par la direction régionale des affaires culturelles, il sera le premier en France entièrement dédié à la culture numérique.

Le site peut paraître incongru au visiteur étranger. On imagine la tête d’Alva Noto ou de Mika Vainio (tous deux invités en concert) déboulant dans ce bled paumé, désormais à un jet de pierre de la nouvelle gare TGV Belfort-Montbéliard. Mais pour les autochtones, le centre fait partie du décor depuis 1998, impulsé par le maire socialiste de l’époque, Jean Liborio.

Sensible à cet art émergent, l'élu, qui vient d'hériter des œuvres du peintre paysagiste Bernard Gantner, décide alors de créer un lieu transversal qui irait «de la lithographie au multimédia» . Pas si surprenant que cela, corrige Valérie Perrin, son actuelle directrice, qui rappelle que le mythique CICV, le centre international de création vidéo Pierre-Schaeffer, pionnier dans le domaine des arts électroniques, était niché à une vingtaine de kilomètres de là, à Hérimoncourt, avant d'être effacé du disque dur en 2004. «Il y a eu une réelle effervescence dans la région autour de l'art numérique, et une acculturation du public, sensible à cette création, qui se déplace pour les expositions et les concerts.»

La programmation est pointue (du cinéma expérimental de Paul Sharits aux topographies internet d' Art of Failure , de l'art cybernétique de Nicolas Shöffer au Game Art de Benjamin Nuel), avec un soin particulier porté à la médiation.

Après l'école, les gamins se bousculent à la médiathèque pour jouer à Dofus , le populaire jeu en ligne. S'ils grimpent à l'étage, ils se retrouveront nez à nez avec une œuvre historique de l'art interactif, The Legible City , de l'Australien Jeffrey Shaw, qui permet de naviguer dans une ville de mots en 3D en pédalant sur un vélo. Une «antiquité» du début des années 90, tout comme Karlsruhe Movie Map, qui permet de parcourir une ville du point de vue d'un conducteur de tram, seize ans avant que Google ne mette l'immersion à portée de clic avec son Street View.

The Legible City

Ces œuvres appartiennent au ZKM, le centre d'art média de Karlsruhe, qui abrite la plus grande collection au monde d'art numérique. Et comme toutes celles présentées dans le cadre de l'exposition « Digital Art Works, the challenges of conservation » , elles sont menacées de disparition. «Plus l'évolution technique est rapide, plus la durée de vie des œuvres d'art numérique est courte , écrit Bernhard Serexhe, directeur adjoint du ZKM et l'un des commissaires. Elles ont aujourd'hui une longévité inférieure à dix ans.»

L'Espace Gantner est particulièrement concerné, puisqu'il est l'un des rares à posséder en France une collection de 50 œuvres, dont la plupart sur CD. «C'est en prêtant l'une de nos œuvres, qu'on a constaté une incompatibilité avec les logiciels actuels ; il suffit que le système d'exploitation change pour que l'œuvre dysfonctionne ou devienne illisible» , constate Valérie Perrin. Bien que le code ne vieillisse pas, tout ce qui permet de le lire subit une obsolescence accélérée et s'avère un casse-tête pour les conservateurs, qui opèrent au cas par cas.

Depuis 2010, l'Espace Gantner participe à un projet de recherche européen d'envergure sur «la conservation de l'art numérique du Rhin supérieur» , lancé par le ZKM, dont fait partie cette exposition itinérante. Réalisée avec l'association Vidéo les Beaux Jours, l'Ecole des arts décoratifs de Strasbourg, la Haute Ecole des arts de Berne et la Maison des arts électroniques de Bâle, elle en balaye les différentes facettes, du net.art aux installations interactives ou génératives.

Raoul cherche son style (1993) d'Hervé Graumann

Les dix œuvres disséminées entre Bourogne et Belfort sont autant d'études de cas, donnant lieu à des stratégies de conservation chaque fois différentes. Préservation sur matériel informatique d'époque, émulation logicielle (qui permet de simuler l'ordinateur d'origine sur un ordinateur récent), migration consistant à actualiser les composantes techniques et le code. Voire réinterprétation radicale de l'œuvre avec des technologies d'aujourd'hui. Ainsi, le peintre d' Hervé Graumann , Raoul Pictor, créé en 1993 pour un Apple LC 475, revit-il en application iPhone. L'ordinateur, l'imprimante, l'écran d'origine, ne sont plus fabriqués depuis des années, mais ces produits peuvent encore se trouver sur le marché d'occasion.

Cela devient plus difficile pour les œuvres les plus anciennes, comme celles de Herbert W. Franke, pionnier du graphisme informatique, datant des années 80 et présentées à l’école d’art Jacquot à Belfort. Des enjeux qui font écho au passé industriel de la ville, qui fut, avec l’usine Bull, un haut lieu de la mécanographie avec ses machines à cartes perforées, ancêtres de l’ordinateur.

OSS/****

Plus que quiconque, les artistes numériques dépendent d'outils contrôlés par l'industrie informatique ou logicielle. OSS/**** de Jodi, programme qui met l'ordinateur sens dessus dessous, comme Still Living , d'Antoine Schmitt, et ses graphiques animés par des algorithmes, sont développés sur des logiciels propriétaires quasi abandonnés par l'entreprise qui les possède. Au-delà de la question technique, ce sont les témoignages artistiques d'une époque modelée par ces technologies qu'il s'agit de préserver. L'exposition propose des pistes qui restent fragiles.

Cette situation alarmante dépasse les seuls arts numériques, comme l'atteste la magnifique pièce de Nam June Paik, Internet Dream : un mur de 52 moniteurs qui préfigure la superautoroute de l'information telle que la fantasmait l'inventeur de l'art vidéo en 1994… La sculpture vidéo évoque un proto-YouTube, mélange hypnotique de bruit et d'information si typique de nos réseaux. Une œuvre analogique sur laser-disc que chaque nouvelle mesure de conservation a rendue un peu plus numérique… Quant aux moniteurs CRT, ils ne sont plus disponibles.

Paru dans Libération du 10 avril 2012

Digital Art Works, the challenges of conservation

_ Espace multimédia Gantner de Bourogne et à Belfort (90) jusqu’au 28 avril.

_ Puis à Strasbourg (67), du 16 juin au 23 septembre.

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