Encore une mauvaise audience pour TF1

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 18 mai 2011 à 9h08

«Je ne les lâcherai pas.» Il tire sur une énième Lucky Strike et répète, comme pour lui-même : «Ça non, sur la liberté d'expression, je ne les lâcherai pas.»

Avant même l’audience devant le tribunal prud’homal de Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine, Jérôme Bourreau-Guggenheim, viré de TF1 pour avoir fait part de son opposition à la loi Hadopi, se dit prêt à aller loin, jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut.

En attendant, son affaire était hier aux prud’hommes, où l’on n’est pas habitué à ces questions de liberté d’expression et d’opinion : en la matière, la justice sociale est vierge. Mais TF1 pourrait bien combler bientôt le vide jurisprudentiel…

Obstiné encore, toujours blessé deux ans après les faits, révélés en mai 2009 par Libération . Le 19 février de cette année, Jérôme Bourreau-Guggenheim, 31 ans à l'époque, et responsable du pôle innovation web de TF1, prend son iPhone, se connecte à sa messagerie personnelle et envoie un mail à sa députée, Françoise de Panafieu. Oui, il est de ces garçons un peu désuets qui écrivent à leur élu. Une tradition familiale. L'objet du courrier électronique ? Une critique en règle, mais en des termes mesurés, de la loi Création et Internet alors en examen à l'Assemblée nationale qui aboutira à la création de l'Hadopi, chargée de repérer et de sanctionner d'une coupure de leur accès internet ceux qui téléchargent illégalement. Bourreau-Guggenheim déroule son «expertise» du Net en expliquant travailler à TF1. La lettre n'est pas un brûlot, l'auteur rappelant même, au sujet du piratage, qu' «il faut lutter contre, bien évidemment» .

Là, son mail fait un drôle de parcours façon boomerang pour se retrouver dans la tronche de son auteur. Chez l'UMP Françoise de Panafieu, on trouve le texte bien tourné et on l'adresse au ministère de la Culture, pour obtenir un contre-argumentaire. C'est là que ça commence à virer saumâtre pour Jérôme Bourreau-Guggenheim. Car voyant le mail, Christophe Tardieu, directeur de cabinet de la ministre de la Culture de l'époque, Christine Albanel, prend vapeur. Il fait suivre le message au secrétaire général de la Une, Jean-Michel Counillon, accompagné de ce mot : «Vous avez manifestement des salariés qui aiment tirer contre leur propre camp.»

Ni une ni deux : le 4 mars 2009, Bourreau-Guggenheim est convoqué par ses supérieurs, confronté au mail reçu du ministère, sommé de changer d'avis (en vain) et le 16 avril, il est viré. Motif : «Nous considérons cette prise de position comme un acte d'opposition à la stratégie du groupe TF1 [pour qui] l'adoption de ce projet de loi est un enjeu fort.»

Pour Me Emmanuel Noirot, l'avocat de Jérôme Bourreau-Guggenheim qui demande une condamnation «exemplaire» de TF1 et réclame 100 000 euros au motif de «la violation des libertés fondamentales» , c'est limpide : «Toute personne a droit au respect de sa vie privée et au secret de sa correspondance.» Foulé ici au pied, non seulement par TF1 mais, excusez du peu, avec l'aide d'un ministère… Liberté d'expression et d'opinion politique, ensuite. Là, c'est du billard pour Me Noirot, c'est dans la Déclaration des droits de l'homme depuis 1789. Quant à la stratégie de TF1 contrariée par son petit chef du pôle innovation, on sourit mais l'avocat rappelle cette déclaration du PDG de la Une Nonce Paolini : «Le ministère a cru que TF1 changeait d'avis.» Un peu crédule, tout de même, la rue de Valois… Et quel avis, au fait ? Mystère, rappelle Me Noirot : «Jamais on ne trouve une déclaration officielle en faveur d'Hadopi.» Et de fait, on ne trouve trace nulle part d'un quelconque engagement d'un dirigeant de TF1. Sinon le licenciement de Bourreau-Guggenheim.

Mais ce qui est bien avec TF1, c'est qu'on n'est jamais déçu. Ainsi la défense menée par l'avocate de la chaîne, Me Jocelyne Clerc. Une atteinte à la vie privée ? «Les bras m'en tombent !» Parce que voilà, quand Jérôme Bourreau-Guggenheim demande à sa députée de «porter [s]a voix» , eh bien pour l'avocate de la Une, ça signifie «nécessairement la libre utilisation du courrier électronique» . Il était donc tout à fait normal de faire circuler le message jusqu'à l'employeur de Bourreau-Guggenheim. Et, par conséquent, tout à fait injuste de suspendre un mois Christophe Tardieu pour avoir commis cette indélicatesse… La lettre de Bourreau-Guggenheim, c'est, pour Me Clerc, «l'expression publique d'un cadre» de TF1 dont le licenciement est «justifié et fondé» . En revanche, ainsi que le rappelle Me Noirot, Frédéric Montagnon, patron de la plateforme Overblog, filiale de TF1, qui, à la même époque, s'est exprimé publiquement contre Hadopi, est toujours en liberté…

Surtout, surtout, il n'y a pas de délit d'opinion politique, assène l'avocate de TF1, parce que tout simplement, ce n'est pas politique. Me Clerc a trouvé dans ses archives la définition de la politique : «Un engagement militant rattaché à des élections, à des mandats.» Donc pas Hadopi : argument massue n°1. N°2 : «On ne peut pas mettre ce projet de loi dans une cause partisane car, dans chaque parti, certains ont pris parti pour et d'autres contre.» Argument massue n°3 : «D'ailleurs, notez qui est à l'origine de cette loi : Denis Olivennes, proche du PS.» Si on résume : c'est un type de gauche qui a fait Hadopi ; des types de droite et des types de gauche étaient d'accord et d'autres pas ; du coup, virer un opposant à Hadopi ne relève pas du délit d'opinion politique. Décision en juillet, pour voir si les juges des prud'hommes suivent cette logique en béton.

Paru dans Libération du 17 mai 2011

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