Erik Izraelewicz, tout un «Monde»

par Isabelle Hanne
publié le 30 novembre 2012 à 11h04

Erik Izraelewicz, 58 ans, a été terrassé par un malaise, mardi soir. Un malaise soudain, massif, qui l'a saisi en plein rendez-vous dans son bureau clair, au 6e étage du Monde , dans le XIIIe arrondissement de Paris. Le défibrillateur, les massages cardiaques prodigués par un journaliste, médecin de formation, et les pompiers arrivés vite sur place n'ont rien pu faire. Le directeur du quotidien de référence est mort en début de soirée à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

«Monsieur tout "le Monde"» , comme titrait Libération au lendemain de son élection à la tête du journal en février 2011, en avait pris les rênes après plusieurs mois de tourmente, de recapitalisation et de nouveaux actionnaires -- le «trio BNP» , Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse. Ceux-ci cherchaient un «quadra geek» ; ils opteront finalement pour Erik Izraelewicz, candidat expérimenté et consensuel. La rédaction du Monde l'avait d'ailleurs confortablement confirmé à la tête du journal avec 74% des voix, là où 60% auraient suffi. C'était le grand retour du fils prodigue.

Erik Izraelewicz (surnommé «Izra» plus par facilité que par familiarité) débute sa carrière de journaliste à l'Usine nouvelle puis à l'Expansion, avant de faire partie, en 1985, de l'équipe fondatrice de la Tribune, qu'il dirigera vingt-deux ans plus tard. Entre les deux, de 1986 à 2000, il fait ses classes au Monde . Au service Economie, puis comme correspondant à New York, puis en tant que rédacteur en chef. En 2000, il part aux Echos, où il devient rédacteur en chef et éditorialiste, en charge de développer la rubrique Idées. Il prend ensuite la direction de la rédaction, qu'il quitte après plusieurs mois de fronde contre le rachat du quotidien économique par le groupe de luxe de Bernard Arnault, LVMH. «C'était une question de principe, d'indépendance» , se souvient un journaliste. Retour à la Tribune, avant un autre retour, celui-là au Monde . «Izra» aimait bien boucler les boucles.

On lui prête d'ailleurs une extrême «fidélité» , ainsi que l'écrivent des journalistes du Monde , dans une double page hommage. Né en 1954 à Strasbourg, sorti à 22 ans de HEC, à 24 ans du Centre de formation des journalistes, et docteur en économie internationale à 25 ans, Erik Izraelewicz était un «journaliste économiste» , dit l'hommage du Monde , qui le décrit gros bosseur, et doué de «l'intelligence aiguë des situations» . Costumes sombres, cravates sombres, lunettes fines et regard bleu myope, le huitième directeur du Monde n'avait d'autre excentricité que celle, rapportée par d'anciens collaborateurs, de déchirer des bouts de papier journal pour les mâchouiller. Et de s'être endetté pendant plusieurs années après l'achat puis la ruine d'un restaurant dans le VIIe arrondissement, l'Expo.

Ses proches décrivent l'Alsacien comme un homme «secret» . «Si ses talents de plume étaient connus de tous, il nous quitte aussi en conservant sa part de mystère, écrit la Société des rédacteurs du Monde (SRM). L'homme était pudique. Erik était d'un bloc. Il ne se partageait pas.» Pour un ancien journaliste des Echos, «le grand paradoxe, c'est qu'il était réservé, très discret, mais qu'il a réussi à mobiliser contre LVMH une rédaction pourtant docile. Il se transcendait dans ses discours». Une timidité apparente, ponctuée parfois d'un rire tonitruant. Doté «d'une vision» et «d'un gros carnet d'adresses» . D'un humour «subtil, british» aussi. Il était considéré comme «brillant» , «sympathique et humain, à l'écoute» . «Sphinx» aussi : «Tu ne savais jamais ce qu'il pensait vraiment.» «Mais la courtisanerie, c'était pas son truc. Et il n'avait aucune jouissance à avoir de l'autorité sur les gens.» C'était son défaut ; certains y voyaient un manque d'autorité. La SRM, préoccupée notamment par la baisse des ventes en kiosque, reprochait d'ailleurs dans un récent communiqué «l'absence d'incarnation du journal par son directeur» . Selon un proche, «sa faiblesse de management, c'était d'être un poisson rouge dans un banc de piranhas».

Le directeur du quotidien du soir a pourtant un bilan déjà épais, malgré son année et demie d'exercice. Au plan industriel : restructuration de l'imprimerie d'Ivry, décentralisation de l'impression en province. Au plan éditorial : refonte du Monde Eco et du Monde des livres, enrichissement de l'offre de fin de semaine avec des nouveaux suppléments, rénovation de M , le magazine du Monde , nouvelle séquence au début du journal, nouvelle une, éditos plus tranchés, plus polémiques aussi… «Erik a réussi à faire en sorte que cette nouvelle étape de la vie du journal se passe de façon fédératrice et enthousiasmante» , salue Louis Dreyfus, le président du directoire du groupe Le Monde. Reste le gros chantier du rapprochement papier et web, lancé il y a peu. Des négociations doivent avoir lieu bientôt pour harmoniser les statuts entre les journalistes des différents supports.

Hier en fin de matinée, après le bouclage, les équipes se sont réunies dans l'immense hall du journal, boulevard Blanqui. «C'était très digne, un moment fort» , rapporte Alain Beuve-Méry, président de la SRM, qui décrit une rédaction «choquée» . Les actionnaires devront proposer un candidat à la direction du journal, qui sera ensuite soumis au vote de la rédaction. Mais «aujourd'hui, on ne parle que d'Erik, balaie Beuve-Méry. La suite, on verra plus tard.» Les obsèques d'«Izra» devraient avoir lieu en début de semaine prochaine.

Paru dans Libération du 29 novembre 2012

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